Le numéro de La Nef du mois de juin consacre un dossier à l’avortement. Depuis la loi Chirac-Veil (1975), les conditions d’« accès à l’avortement » n’ont cessé d’être élargies, au point que l’avortement est devenu un « droit » intouchable. Il est cependant nécessaire de refuser cette banalisation de ce qui sera toujours un « crime abominable »(Vatican II). Dans ce dossier, Guillaume de Thieulloy évoque l’exemple américain :
Pour les catholiques pro-vie français, l’exemple américain est stimulant. En quelques décennies, nos amis ont bâti un mouvement d’une remarquable efficacité. Plus de la majorité des Américains est désormais hostile à l’avortement. Le contraste est d’autant plus saisissant que, voici un demi-siècle, la situation américaine était pire que la française. L’arrêt Roe v. Wade, rendu par la Cour suprême le 22 janvier 1973, faisait de l’avortement un droit constitutionnel. Deux ans plus tard, le 17 janvier 1975, la loi Veil maintenait que l’avortement était un crime, prohibait toute propagande en sa faveur, et n’envisageait la dépénalisation qu’ad experimentum. Comment les situations se sont-elles ainsi inversées ?
La première différence tient à la psychologie des deux nations. Les Américains sont réputés pour leur pragmatisme, tandis que les Français le sont pour leur intellectualisme cartésien. Ce trait de caractère nous a conduits à admettre une sorte d’infaillibilité du « sens de l’histoire » qui soumet, d’une certaine façon, même les moins gauchistes des Français au progressisme ambiant – et donc au fameux « effet cliquet » qui rend pratiquement impensable de revenir sur une loi « de progrès ». Au contraire, les Américains jugent une loi à ses résultats : si ceux-ci sont mauvais, ils font tout pour l’abroger. C’est ce que nous constatons aujourd’hui : la stratégie des pro-vie américains consiste à faire adopter par le plus grand nombre possible d’États conservateurs des lois restreignant l’avortement (avec des motifs aussi divers que le refus de le financer sur fonds publics, l’exigence de mesures d’hygiène spécifiques, ou l’impossibilité pour une mineure d’avorter sans autorisation parentale). Ces dispositions ont un intérêt immédiat, en limitant le nombre d’avortements, mais aussi un intérêt à moyen terme : tôt ou tard, l’une de ces lois arrivera à la Cour suprême, où les juges conservateurs récemment nommés pourront renverser l’arrêt Roe v. Wade. Certes, le combat sera loin d’être terminé : les États libéraux pourront continuer à pratiquer l’avortement, mais ce ne sera plus un « droit constitutionnel ».
Pour nous, vieux Gaulois, habitués aux querelles de chapelles, une autre importante différence tient à l’esprit de coalition qui préside à l’action politique de l’autre côté de l’Atlantique. Dans plusieurs think tanks conservateurs, il existe même des personnes dont le métier consiste à entretenir de bonnes relations avec les associations plus ou moins proches sur tel sujet, pour être capables de bâtir en 24 heures une coalition pour soutenir telle loi ou faire battre tel candidat. Des gens aux idéologies très différentes peuvent ainsi travailler ensemble pour une cause commune – quitte à s’opposer sur une autre. Tant que nous n’aurons pas compris, nous aussi, que l’action politique n’est pas la recherche intellectuelle et que l’efficacité exige d’être capable de travailler avec des gens qui ne partagent pas toutes nos convictions, nous ne progresserons pas.
Une dernière différence majeure tient au rôle de l’Église catholique. Dans toutes les paroisses des États-Unis, vous pouvez voir des annonces pour l’accueil des femmes en détresse, la messe aux intentions des enfants à naître, etc. La défense de la vie est partie intégrante de la vie catholique, à côté de la vie liturgique ou des œuvres charitables. Il existe une stratégie globale de l’Église catholique américaine pour s’opposer à la culture de mort. Et cette ambiance globale suscite toutes sortes d’œuvres splendides et efficaces, des « 40 days for life » (40 jours de prières sans interruption devant les avortoirs) aux hôpitaux pro-vie de Heartbeat International, en passant par le lobbying politique de la Susan B. Anthony List ou le travail universitaire du Center for Ethics and Culture à Notre-Dame University. Tout cela est souvent l’initiative de catholiques et, en tout cas, fortement soutenu par les catholiques. Chez nous, l’épiscopat s’est peu mobilisé contre la dépénalisation de l’avortement (Simone Veil elle-même l’avait noté). Mais les choses changent en bien. Pour la première fois, l’invitation des évêques au discernement avant les élections de 2017 comportait un élément sur la culture de vie, les veillées pour la vie se diffusent et de plus en plus d’évêques invitent à la Marche pour la Vie. Cette évolution est encourageante– mais ne nous empêche pas de regarder avec admiration, intérêt (et même une pointe d’envie !) ce qui se passe chez nos frères américains