De Victor Aubert, Président d’Academia Christiana :
Depuis la promulgation du Motu Proprio Traditionis Custodes, il semble que le pape François ait décidé de mener une guerre ouverte contre les communautés attachées à la liturgie traditionnelle. L’autoritarisme avec lequel le Vatican traite cette question a stupéfié de nombreux fidèles et observateurs extérieurs. À l’heure où les catholiques pratiquants représentent moins de 5% de la population d’Europe de l’Ouest, de telles mesures paraissent totalement déconnectées de la réalité. L’Occident sombre toujours davantage dans le matérialisme et le consumérisme. Depuis que nos sociétés sont sorties du religieux, les peuples européens errent dans le règne de l’absurde. Le mouvement spirituel traditionaliste est un remède au non sens. N’est-ce pas folie que de le condamner si durement ? Quelles peuvent être les raisons qui poussent le Pape François ? Croit-il sincèrement que l’Eglise doive être purifiée de son ritualisme, de la piété populaire, de la figure du prêtre pontif et sacrificateur et d’une foi trop « naïve » dans les dogmes sur les fins dernières (enfer, purgatoire, paradis) ? Autant de vieilles lunes qui ont fasciné le clergé moderniste des années 1960 jusqu’à ce que les générations nées à partir des années 1980 prennent leurs distances avec leurs aînés progressistes.
Les jeunes catholiques d’aujourd’hui affirment majoritairement leur attachement à une religiosité plus traditionnelle. Le déracinement déracine tout sauf le besoin de racines nous rappelle Christopher Lasch.
Traditionalistes ou conservateurs, les jeunes catholiques sont moins nombreux mais plus affirmés. Les pratiquants d’aujourd’hui ne sont pas tous nés au sein de familles chrétiennes, nombreux sont les convertis qui trouvent Dieu au cours d’un cheminement vers leurs racines. Le problème actuel n’est pas simplement théologique ou liturgique, il revêt aussi une dimension générationelle et anthropologique. Empêcher cette forme de prière qu’est la liturgie traditionnelle c’est non seulement s’opposer à une dynamique forte au sein des jeunes générations mais c’est surtout s’en prendre à l’une des dernières formes de sacré, de transcendance, et de rites encore vivants, parce que transmis par une continuité ininterrompue de passeurs. La liturgie traditionnelle n’est pas un patrimoine culturel qu’il faudrait conserver comme on conserve des œuvres dans un musée, c’est un ensemble de gestes et de signes qui expriment profondément notre condition humaine à l’égard du divin, cette danse mystique n’est compréhensible que pour ceux qui voient en l’homme un animal doté d’une âme spirituelle. Dans ces conditions le sacré ne peut se vivre que de façon incarnée en touchant, en embrassant, en s’agenouillant, en chantant, en se prosternant et en contemplant la beauté des symboles. Le cycle de l’année liturgique accompagne celui des saisons. Lorsque finit l’automne et que la nature décline l’Eglise célèbre les morts, le Christ s’incarne au cœur de la plus longue nuit de l’hiver, il ressuscite au printemps quand apparaissent les premiers bourgeons. L’Église célèbre la Saint Jean d’été et bénit les champs de blé. Avec les liturgies traditionnelles l’homme apprend à diriger son âme vers Dieu par le biais d’une discipline corporelle.
Écoutons à ce propos l’italienne Christina Campo :
« Les gestes sacrés le sont aussi dans le sens biologique, puisqu’ils sont liés par des traditions millénaires à des nombres auxquels répond mystérieusement la vie de l’homme : le trois, le sept, le dix et ainsi de suite. Un chercheur, Sambucy, a noté que dans la Messe sont contenues les plus pures attitudes rituelles de la contemplation yoga, par exemple au moment du Canon, lorsque le prêtre prie les bras géométriquement ouverts et soulevés, en unissant les pouces aux index; mais chez nous, de façon incompréhensible, on en vient à juger arbitraire, gratuite et remplaçable, la splendeur de ces gestes ou la merveilleuse complication de certaines règles cérémonielles; comme celle, tournant entièrement autour du nombre trois et du rapport mystique entre le cercle et les droites (in modum circuli, in modum crucis), qui annonce, au cours de la Messe solennelle, l’encensement des offrandes. »1
Les ennemis de la tradition ont une conception exclusivement cérébrale et intellectualiste de la religion, ils ne conçoivent le corps que comme un fardeau dont il faut se débarrasser. Ce n’est pas sans raison que les défenseurs de la tradition soient souvent aussi les défenseurs des patries charnelles et des identités, autant d’éléments incarnés et concrets qui sont sans valeur aux yeux des ennemis du corps. Et il peut paraître paradoxal que le spiritualisme abstrait des théologiens modernistes rejoigne dans les faits le matérialisme athée des adorateurs de monnaie, si l’on ne se souvient du mot de Pascal : qui veut faire l’ange fait la bête.
Cette affaire de Motu Proprio ne concerne donc peut-être pas les seuls catholiques traditionalistes, à travers elle ce sont deux visions de l’homme et du monde qui s’affrontent. Perpétuer cet héritage liturgique c’est d’une part révérer l’ordre naturel et cosmique que tous les hommes ont pressenti depuis le fond des âges, car cette piété sensible contenue dans les rites antiques correspond à la nature profonde de l’homme qui a besoin de se prosterner avec son corps devant le divin. D’autre part, en plus d’incarner la foi par des gestes, une poésie, des ornements, une musique, un art et une architecture sacrés, les anciens rites donnent une place centrale à la dimension sacrificielle du christianisme. On peut puiser sans fin grâces et sagesse dans ce trésor liturgique qui nous a été légué par nos ancêtres. Le mystère de la croix vécu à travers la messe donne un sens à toutes nos souffrances et combats.
L’arbitraire d’une décision juridique en retard d’une époque ne pourra jamais tarir le besoin de sacré des hommes. Le droit dans l’Eglise n’est pas une fin en soi, il est un moyen en vue du bien commun, s’il est dévoyé il est de notre devoir de le signaler et d’en corriger les dérives. S’il est parfois méritoire de souffrir patiemment une injustice individuelle il est toujours lâche de cautionner une injustice publique. L’histoire de l’Eglise nous apprend que la barque de Pierre doit traverser les tempêtes, les clercs n’ont pas toujours été à la hauteur de leur vocation.
Nous ne pouvons laisser les hommes du siècle gâcher un héritage qui ne leur appartient pas. Le risque est grand de se laisser impressionner par l’autorité de ceux qui en abusent. Si ce motu proprio cause de regrettables divisions n’oublions pas que les conflits sont inévitables et parfois salutaires. Certains cancers ne guérissent que par ablation. Là encore le mystère de la croix donnera un sens aux tribulations que nous traverserons sans doute prochainement. Tout combat est d’abord spirituel. À ceux qui ont beaucoup reçu il sera beaucoup demandé, notre devoir est donc de tenir fermement notre mission de gardiens de la tradition.
Victor Aubert, Président d’Academia Christiana
- Christina Campo, Notes sur la liturgie, La Noix d’or