Homélie de Dom Courau, père abbé de Notre-Dame de Triors, en cette Solennité de La Translation des reliques de saint Benoît à l’abbaye de Fleury (Saint-Benoît sur Loire) :
"S. Pierre interroge le Seigneur sans arrière pensée ni inquiétude. Il souhaite plutôt donner un sens au bel effort moral qu’il s’est joyeusement proposé en suivant Jésus (Mt. 19,27s) : son tempérament est ardent, on ne trouve chez lui aucune trace de l’indolence plaintive du jeune homme riche trop enraciné dans le matériel : ce dernier venait de quitter Jésus tout triste (Mt 19,22). De son côté, Pierre avait sûrement été heureux d’entendre le Seigneur dire naguère de ne pas regarder en arrière une fois qu’on a mis la main à la charrue (Luc 9,62). Aller de l’avant est un signe de bonne santé morale, même si, dans un second temps, la crainte de la désillusion peut menacer la persévérance. Il en va ainsi en tout projet un peu conséquent, a fortiori en tout ce qui engage la vie entière.
Par sa Vie comme dans sa Règle, S. Benoît a connu cela : constatant comment les étudiants de son âge s’éparpillaient dans des mœurs marécageuses, il a pris ses distances à leur égard, pour vivre en vérité devant Dieu et devant lui-même (Vita introd.1 & 3,5). Puis il engage ceux qui viennent à lui à aimer la vie : Beaucoup, attirés par lui, se rassemblèrent en ce lieu en vue de servir le Dieu Tout-puissant (id° 3,13). Dans sa Règle (Prologue), S. Benoît leur pose la question naïve du psalmiste : Quel est l'homme qui veut vraiment la vie et désire voir des jours heureux ? (Ps 33,13). Bien sûr, répondre affirmativement va de soi. Par le psalmiste Dieu alors donne le mode d’emploi de cette belle vie : Si tu veux avoir la vie véritable et éternelle, interdis le mal à ta langue et à tes lèvres toute duplicité ; détourne-toi du mal et fais le bien ; cherche la paix et poursuis-la (Ps 33,14-15). Non pas Dom Quichote et ses hauts faits vaniteux, mais une fidélité simple dans le quotidien, obscur ou non. Pour un moderne, ces conseils semblent dérisoires. Le respect dû au psalmiste oblige d’y regarder de plus près, afin d’être simplement conséquent dans notre démarche morale et recevoir la vraie joie.
Tout grand projet humain garde ce caractère contrasté d’être à la fois attirant et inquiétant : l’amour qui le sous-tend veut tout prendre, et on hésite à faire le 1er pas avant de se jeter à l’eau. Une grande décision nous trouve bien souvent comme l’âne de Buridan, épuisé et indécis à la fois entre le seau d’eau et le sac d’avoine. Il en va ainsi pour la vocation sacerdotale ou religieuse derrière Pierre et Benoît, comme aussi pour le mariage humain avec toutes ses belles conséquences. Aimer en grand ne devrait pas faire peur, mais au contraire attirer. Pourtant on a peur de se donner, on a peur d’aimer. Le provisoire un peu valorisant et le court terme : cela paraît plus prudent à la foule grossissante des jeunes hommes riches.
Ces réticences de toujours prennent sous nos yeux une ampleur inquiétante qui oblige à réfléchir. Prisonnière de ses succès techniques enivrants, l’humanité y cherche son confort à court terme, mais refuse pratiquement l’effort moral concomitant qui approfondit ses découvertes en faisant grandir l’âme. Puisse l’exemple de S. Pierre, celui de S. Benoît et de tant de saints la pousser à courir dans la voie du commandement de l’amour et faire passer la fécondité du plan de Dieu en elle, pauvre humanité. La fécondité spirituelle, la fécondité naturelle elle-même a son beau prix et sa grande noblesse derrière le terrible quotidien (Pie XI). Un exemple : avoir vaincu la mortalité infantile est un vrai progrès, un indéniable succès de la vie ; il faut ensuite accepter qu’il ouvre sur un nouveau progrès, celui de conduire de façon plus concrète l’ouverture des conjoints l’un vers l’autre à une responsabilité plus merveilleuse concernant leur intimité : l’ouverture à l’autre devient de façon la plus évidente le B-A-BA du bonheur mutuel.
Voilà presque 50 ans jour pour jour le 25 juillet, à l’occasion de la fête de S. Jacques, le 1er apôtre qui a répandu son sang pour Jésus, le Bx Paul VI a signé l’encyclique Humanae Vitae. La date en fut choisie à bon escient, pour confier au jeune apôtre et 1er martyr le mariage humain qui veut chercher la vie et trouver des jours heureux, au-delà de l’effort qui rebute le jeune homme riche et lui fait rebrousser chemin.
Après Paul VI, le saint Pape Jean-Paul II a consacré à la beauté du mariage une grande partie de son enseignement. L’encyclique de Paul VI si belle, mais mal reçue en son temps, fut le point de départ de ses réflexions fortes, capables d’abattre les murs de Berlin qui emprisonnent la vie morale de tant de nos contemporains. Alors que les esprits timorés dénonçaient l’encyclique comme inopportune et inadaptée, le pape polonais disait au contraire : Le mariage et la famille doivent constituer un milieu d’amour responsable, car précisément l’amour conjugal est orienté vers la vie. C’est ce que soulignait le Pape Paul VI dans son encyclique Humanæ vitæ, poursuivait Jean-Paul II, un texte qui, au fur et à mesure que passent les années, s’avère toujours davantage comme une intervention prophétique et providentielle (22 décembre 1994, discours à la Curie).
Ce caractère prophétique du Magistère de Paul VI sur la responsabilité conjugale éclate partout dans l’encyclique pour qui la lit posément : faisons-le ces jours-ci. Elle entend bien promouvoir le progrès humain, en acceptant de bon gré et même avec joie et admiration toutes les conséquences du mariage. Paul VI dénonce la grave injustice qui consiste à rendre la divine Providence responsable ici d'un défaut de sagesse de gouvernement. Ce qui manque, n’est-ce pas plutôt un sens insuffisant de la justice sociale, l’accaparement égoïste, ou encore cette blâmable indolence à affronter les efforts et les sacrifices nécessaires pour assurer l'élévation d'un peuple et de tous ses enfants ? (HN 23 citant Encycl. Pop. progressio n. 48s).
La salutaire doctrine du Christ sur le mariage est une forme éminente de charité envers les âmes, écrit encore Paul VI (HV 29). La Mère de l’Église la veut, surtout ici, accompagnée de patience et de bonté : le jeune homme riche peut alors revenir sur ses pas et goûter la joie, Gaude Maria, gratia plena, amen.