D’Aurelio Porfiri, éditeur et écrivain catholique italien, pour le Salon beige:
Il y a quelque temps, j’ai entendu quelqu’un dire à la télévision que la souffrance permettait une croissance dans la connaissance. Je pense qu’il y a beaucoup de vérité dans cette affirmation, car en effet, lorsqu’on souffre, on voit les choses sous une perspective très différente, plus profonde et donc plus essentielle. La souffrance n’est pas seulement physique ; il y a aussi la souffrance mentale, qui, malheureusement, n’est pas moins douloureuse. Lorsque je réfléchis à tout cela, je ne peux que penser à saint Jean de Dieu (1495-1550), un saint que l’Église célèbre le 8 mars, un jour où sa mémoire est complètement éclipsée par la Journée de la femme – une fête sur laquelle il serait bon de mener une réflexion saine, si l’on n’avait pas peur pour sa propre sécurité.
Juan Ciudad, le nom de naissance de notre Jean, était portugais. Il mena une vie aventureuse, marquée même par ce qui semblait être des troubles mentaux, qui le conduisirent à une hospitalisation. Cette expérience le fit réfléchir sur la souffrance des autres, sur la façon dont elle était perçue et traitée par ceux qui étaient appelés à guérir les corps. Mais les corps ne sont rien sans l’âme, et si l’âme n’est pas prise en compte comme il se doit, le corps en souffre lui aussi, refuse de guérir ou reste malade. Ainsi, Jean décida de donner un sens à sa vie en se consacrant à la souffrance – comment soulager la maladie et prendre soin de la personne humaine dans son intégralité, et non sous un prisme purement matérialiste. Il fonda des hôpitaux bien organisés, où les malades se sentaient accueillis, aimés et compris.
Notre Jean de Dieu embrassa pleinement cette nouvelle mission après avoir entendu un sermon de saint Jean d’Avila (1500-1569), un saint qui disait :
“Le seul honneur pour l’Église est de suivre le Christ intérieurement et extérieurement, en méprisant les richesses, le luxe, l’orgueil et tous les autres défauts qui feraient crier les pierres elles-mêmes.”
Jean mit en pratique ce mépris des biens matériels : bien qu’il n’ait eu aucune connaissance médicale, il se consacra entièrement à la construction d’hôpitaux, rassemblant autour de lui des disciples – les Frères hospitaliers, connus de tous sous le nom deFatebenefratelli, d’après la phrase que Jean répétait en demandant l’aumône. Saint Jean d’Avila affirmait aussi :
“Il faut creuser dans la boue de notre néant pour atteindre la terre ferme : Dieu. Puisque le Seigneur sur la croix nous a tout donné, nous devons L’aimer jusqu’à la folie et Le suivre sur la croix.”
Jean, après avoir creusé profondément, s’était trouvé au bord de la folie. Et en fin de compte, après tant d’efforts, il comprit que ce que le monde appelle folie – “scandale, folie et absurdité”, comme dit saint Paul – était en réalité l’amour de la croix, et la croix est souffrance.
Soyons clairs : Dieu ne prend pas plaisir à voir les gens souffrir. Quel genre de Dieu serait-ce ? Un Dieu qui se réjouirait de voir Ses enfants en détresse ? Non, Dieu n’aime pas la souffrance en elle-même, mais Il aime ceux qui souffrent, précisément parce que, dans leur souffrance, ils sont mystérieusement unis à la Passion de Son Fils. Personne n’aime l’effort, mais sans effort, on n’obtient rien de beau dans la vie. La souffrance est comme l’effort : on ne l’aime pas pour elle-même, mais pour ce qu’elle peut nous apporter. Ainsi, la souffrance a de la valeur parce qu’elle nous unit à cette Passion d’où est venue notre salut. Et soyons honnêtes : une religion crédible ne peut que prendre en compte et offrir une perspective sur la souffrance, précisément parce qu’elle fait tellement partie de la vie de chacun, sans exception. Personne n’échappe à la souffrance.
L’écrivain Curzio Malaparte affirmait :
“La mort ne me fait pas peur : je ne la hais pas, elle ne me dégoûte pas, ce n’est, au fond, pas une chose qui me concerne. Mais la souffrance, je la hais, et plus encore celle des autres, qu’ils soient humains ou animaux, bien plus que la mienne. Je suis prêt à tout, à n’importe quelle lâcheté, à n’importe quel héroïsme, pour empêcher un être humain de souffrir, pour aider un homme à mourir sans douleur.”
Bien que l’intention de Malaparte d’alléger la souffrance soit noble, sa perspective est erronée, car il ne comprend pas que la souffrance est souvent une préparation à la mort – et pour certains, une expiation avant le jugement. Savoir offrir sa souffrance est une grande chose : c’est savoir dire à soi-même et aux autres que même dans les moments où l’on semble se perdre, on est encore capable de ne pas lâcher la main de Dieu.
Bien sûr, se perdre dans la souffrance est une possibilité bien réelle. Lorsque l’on souffre, on ne ressent parfois pas la présence de Dieu. Le cardinal Carlo Caffarra observait :
“Il y a un psaume qui, je vous l’avoue, me bouleverse profondément chaque fois que je le récite, car à un moment donné, le psalmiste dit : ‘Et ils me disent : où est ton Dieu ?’ La question qui a fait couler les larmes du psalmiste peut aujourd’hui nous être posée, soit par le sceptique : ‘Mais où est votre Dieu ?’ (‘Qu’est-ce que la vérité ?’ dit Pilate), soit par le désespéré : ‘Dis-moi où est vraiment ton Dieu.’ Comme pour dire : ‘De toute façon, toi non plus, tu ne sais pas où Il est.’ Où est-Il ? Quel est le lieu de Sa présence, cet endroit où, en entrant et en demeurant, l’homme peut célébrer la fête de sa béatitude ? Je trouve la réponse dans une admirable page de saint Augustin que je vais vous lire et sur laquelle je conclurai. Saint Augustin, commentant précisément ce psaume, dit : “Quand les hommes célèbrent leurs fêtes, ils ont l’habitude de placer des instruments de musique devant leurs maisons, ou bien d’engager des musiciens, en somme de jouer de la musique. Celui qui passe et l’entend se demande de quoi il s’agit. On lui répondra qu’il s’agit d’une fête. Ils diront que c’est une fête d’anniversaire ou une fête de mariage, afin que ces chants ne paraissent pas déplacés. Dans la maison du Seigneur, la fête est éternelle, on n’y célèbre pas une fête qui passe, car le visage de Dieu procure une joie qui ne faiblit jamais. Et ce jour de fête n’a ni commencement ni fin. De cette fête éternelle et perpétuelle résonne dans le cœur de l’homme une sorte de mélodie douce et harmonieuse ; le son de cette fête caresse les oreilles de celui qui marche là où s’accomplissent les miracles de Dieu dans la rédemption des fidèles, dans l’Église.” Ainsi parle saint Augustin” (La famille et les défis d’aujourd’hui, 1991).
À travers cette réflexion du cardinal Caffarra, nous comprenons que la mission de celui qui accompagne une personne souffrante est précisément de faire résonner cette “joie qui ne faiblit jamais”. Offrir une espérance, non seulement pour la guérison du corps, mais surtout pour une restauration complète, une guérison intégrale de l’homme, qui permette d’affirmer en tout temps la primauté de notre dimension spirituelle sur celle matérielle.
La souffrance nous purifie, mais elle nous donne aussi le sens de notre fragilité, qui nous préserve souvent des excès qui nous mèneraient inévitablement à une vie de plus grande dissolution et de péché. C’est être éprouvé comme l’or dans le creuset. Saint Augustin, dans son sermon 15, disait :
“Je pense que là où l’or est purifié, il n’y a pas sans raison de la paille. Regardons bien tout ce qu’il y a : il y a le fourneau, il y a la paille, il y a l’or, il y a le feu, il y a l’artisan. Mais ces trois éléments – l’or, la paille et le feu – sont dans le fourneau, tandis que l’artisan est autour du fourneau. Maintenant, regarde ce monde. Le monde est le fourneau, la paille est représentée par les hommes mauvais, l’or par les hommes bons, le feu par les tribulations, et l’artisan, c’est Dieu. Regarde bien et observe : l’or ne peut être purifié si la paille ne brûle pas. Dans ce même psaume, où nous disons aimer la beauté de la maison de Dieu et le lieu de l’habitation de Sa gloire, écoute la voix de l’or. Il désire être purifié : ‘Scrute-moi, Seigneur, et mets-moi à l’épreuve, brûle dans le creuset mes reins et mon cœur.’ Scrute-moi, Seigneur, et mets-moi à l’épreuve. Il aurait dû craindre l’épreuve et pourtant, il la demande précisément. Scrute-moi, Seigneur, et mets-moi à l’épreuve. Et observe bien qu’il demande le feu. Scrute-moi et mets-moi à l’épreuve, brûle dans le creuset mes reins et mon cœur. N’as-tu pas peur de faiblir dans le feu ? ‘Non’, répond-il. Et pourquoi donc ? Parce que ‘ta miséricorde est devant mes yeux’.”
Pour tenter de donner un sens à la souffrance, apprenons à nous abandonner avec confiance.