Frédéric Pichon, géopolitologue, spécialiste du Moyen-Orient (à ne pas confondre avec l'avocat du même nom), répond au Figaro :
"La situation à Alep est beaucoup plus compliquée que la manière dont les médias occidentaux l'ont rapportée depuis 2011. La partie orientale d'Alep dont se sont emparés en 2012 les rebelles en en chassant la plupart des habitants vers l'ouest a été coupée de ses lignes d'approvisionnement grâce au contrôle d'une artère (Castello Road) par l'armée et ses alliés, ainsi que par les Kurdes. En réalisant cela, ils ont pu réduire considérablement les attaques aveugles qui visaient les quartiers loyalistes et kurdes et qui faisaient des dizaines de morts chaque semaine. La rebellion unifiée sous la bannière d'al-Qaïda (Jabhat al-Fatah al-Cham, ex-Front al-Nosra) a tenté de se dégager de cette étreinte en lançant avec succès une contre-offensive pour briser le siège.
Derrière l'appellation de rebelles, de qui s'agit-il?
Comme annoncé depuis plusieurs mois, les djihadistes et les salafistes dominent de façon écrasante la «rébellion», en particulier à Alep. C'est le résultat des facilités accordées par le passé par la Turquie à tous les éléments les plus radicaux venus combattre en Syrie, alimentés par les fonds du Golfe et formatés par la propagande salafiste de ces mêmes pays.
Quels sont les avantages stratégiques à conquérir Alep?
Alep, dominé par l'ex front al-Nosra, pourrait devenir une capitale de cet émirat rival de Daech. C'est donc un enjeu crucial, y compris pour Damas qui perdrait aussi ce qui fut jadis le poumon économique du pays.
Si l'ensemble d'Alep tombait aux mains des rebelles, quelles seraient les conséquences pour les minorités, notamment les alaouites et les chrétiens?
Comme partout en Syrie, les Alaouites seraient très exposés. Il faut d'ailleurs se rappeler que la contre-offensive rebelle a été baptisée du nom d'un officier, Ibrahim Youssef, qui ordonna l'exécution de 80 cadets alaouites à Alep en 1979. Cela fait partie de la stratégie de terreur utilisée par les rebelles: en cas de victoire, il n'y aura pas de pitié pour les loyalistes, en particulier alaouites.
Du coup l'enthousiasme de certains analystes pour la rébellion sonne étrangement comme un blanc-seing accordé à ces groupes terroristes que l'on continue à présenter comme des «révolutionnaires». Certains de ces analystes ou de ces responsables politiques assument clairement leur choix de soutenir Al-Qaïda contre Assad. Au moins, c'est clair. D'autres plus naïfs comptent sur leur déradicalisation automatique. Tout se passe comme si les leçons de l'Afghanistan n'avaient toujours pas été tirées.
Les États-Unis et la Russie ont passé récemment un accord de coopération militaire. Comment se positionnent aujourd'hui Moscou et Washington dans la bataille d'Alep?
Toute la stratégie de Moscou est de faire accepter à Washington l'idée que Al-Nosra, même rebaptisé, doit être combattu conjointement. Washington hésite car cela viendrait heurter ses alliances dans le Golfe. Mais Obama qui n'a aucune confiance dans ces pays pourrait bien trouver un arrangement avec Poutine d'ici la fin de son mandat. En attendant, la Syrie se vide de ses forces et constitue un terreau fertile pour les attaques terroristes à venir en Occident. 2017 sera une année cruciale, mais aussi malheureusement tragique pour l'Europe, ventre mou de cette lutte titanesque, avec un risque de recrudescence d'attaques terroristes tant qu'elle n'aura pas choisi son camp.
«On n'a jamais le choix entre le bien et le mal, mais entre le préférable et le détestable» disait Raymond Aron.