De Rémi Fontaine dans la revue Europa scout de décembre :
« Combien de fois un emprisonnement n’a-t-il pas radicalement changé la direction des affaires nationales ou mondiales ? Si l’on effaçait de l’histoire les noms de tous les nobles prisonniers, il n’y aurait plus assez d’énergie pour gouverner le monde. » Cardinal Jaime Sin, archevêque de Manille
Te souviens-tu de ce rude pèlerinage en solitaire à Chartres (1) :
« Dans tes intentions de prière revenait sans cesse le sort de ce “dissident” russe chrétien dont tu avais lu récemment les conditions atroces de détention au goulag. À travers lui, tu pensais à tous les martyrs du monstrueux communisme. Que valait ta peine et tes douleurs du moment par rapport à leurs souffrances indéfinies ? C’est pour lui et pour eux notamment que tu offrais à Dieu ce petit sacrifice d’une nuit. »
Ce dissident s’appelait Alexandre Ogorodnikov. Il fut enfermé dans les camps de concentration de l’archipel du goulag pendant neuf ans, jusqu’en février 1987. Il fut libéré grâce à une intervention de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher auprès de Gorbatchev. De mémoire, c’est juste l’année précédente que tu avais fait ce raid. Peut-être ton sacrifice avait-il été une goutte d’eau dans un océan souterrain de prières permettant sa libération ? Mais dans ce mystère possible de la communion des saints, il y a peut-être aussi davantage encore.
Bien des années après, tu découvrais avec émotion la figure peu commune de celui pour qui tu avais marché. C’était dans le livre de Rod Dreher : Résister au mensonge, vivre en chrétiens dissidents (Artège, 2021). Explication. Autrefois leader respecté des jeunesses soviétiques, désabusé par le communisme, Alexandre Ogorodnikov se convertit à l’orthodoxie chrétienne et fonde un séminaire chrétien clandestin : « Ces séminaires étaient comme un feu de joie où venaient se réchauffer les cœurs orthodoxes gelés. » il ne tardera pas à être emprisonné jusque dans le camp de la mort “Perm 36”. Il raconte à Dreher qui l’a rencontré à Moscou :
« Quand on m’a mis dans ma cellule, j’ai salué les autres en leur disant : “La paix soit avec vous !” L’un d’eux m’a demandé si j’étais chrétien, à quoi j’ai répondu oui. Il m’a demandé de le prouver. Un autre détenu à renchéri : “Nous sommes la lie de l’humanité. Nous n’avons pas de cigarettes. Si Dieu nous en donne, nous voudrons bien croire en lui.” »
Ogorodnokov répond que le corps est le temple de l’Esprit et que fumer fait du tort, mais que Dieu les aimait tellement que, d’après lui, Il serait prêt à leur accorder des cigarettes en signe de sa miséricorde. Et il leur demande de se lever pour prier ensemble. Ses codétenus ont ri d’abord, mais ils se sont tus respectueusement lorsqu’il a entamé sa prière.
« Nous étions très nombreux dans cette cellule, mais le silence est alors tombé. Nous avons prié pendant quinze minutes, puis je leur ai dit que la prière était terminée et qu’ils pouvaient se rasseoir. À ce moment précis, les gardes ont ouvert la porte de la cellule et y ont jeté un paquet de cigarettes (…). C’était le signe pour lequel j’avais prié. Les prisonniers se sont mis à crier : “ Dieu existe ! Il existe !” Et c’est à ce moment-là que j’ai compris que Dieu s’adressait à moi aussi. Il me disait qu’il avait une mission pour moi dans cette prison. »
De fait, bien qu’elles ne l’aient pas condamné à mort mais ô combien brisé, frappé et torturé (il en a gardé une paralysie partielle du visage), les autorités pénitentiaires décident de lui donner une leçon en le plaçant dans le couloir de la mort :
« Quand je suis entré dans la cellule, j’ai regardé ceux qui étaient là et leur ai dit : “Écoutez-moi, mes frères, j’ai été envoyé ici pour vous aider à aller à la rencontre de la mort, non comme des criminels, mais comme des hommes dotés d’une âme qui s’en vont rencontrer leur créateur, Dieu le Père.” Comme les exécutions par fusillade avaient lieu tôt le matin, nombre de prisonniers ne trouvaient pas le sommeil. Ils attendaient qu’on frappe à la porte pour voir qui serait appelé. Impossible de fermer l’œil, évidemment. Je ne dormais pas non plus. Je tâchais de les aider à transformer cette nuit de terreur en nuit d’espérance. »
Face à ces criminels endurcis, le jeune Alexandre (qui n’a pas trente ans) leur dit que, bien qu’il ne soit pas prêtre, il est disposé à entendre leur confession. Il ne pourra les absoudre, mais quand il mourra lui-même et se retrouvera devant le Seigneur, il pourra témoigner de leur repentir : « Je leur disais que Dieu est miséricordieux, et que le seul fait de reconnaître leurs fautes et de renoncer au péché les laverait et les purifierait. Ils finiraient tous par être fusillés tôt ou tard ; au moins mourraient-ils la conscience tranquille. »
Mais comme le confinement avec les condamnés à mort n’a donc toujours pas conduit Ogorodnikov au repentir de son opposition à l’athéisme de l’État soviétique, le système carcéral le met alors à l’isolement :
« Une nuit que j’étais seul dans la petite pièce, j’ai très clairement senti quelqu’un me réveiller, doucement mais fermement. Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai reçu une vision d’une grande clarté. Je pouvais voir le couloir de la prison. Je pouvais voir un homme à qui l’on retirait ses chaînes, et bien que je ne l’aie vu que de derrière, je savais exactement de qui il s’agissait. Je compris que Dieu avait envoyé un ange pour me réveiller afin que je puisse accompagner cet homme par la prière alors qu’on l’emmenait au peloton d’exécution. “Qui suis-je pour que tu me montres cela ?” ai-je demandé à Dieu. Puis je sus que je voyais toute l’étendue de l’amour de Dieu. Que nos prières et les miennes et celles de ce prisonnier, avaient été entendues, et qu’il était pardonné. J’étais en larmes. Je me suis réveillé plusieurs fois de la sorte, pas pour tous les prisonniers, mais pour un certain nombre d’entre eux. »
Une connexion mystérieuse
C’est dans une autre prison, où il est aussi seul, qu’Alexandre comprendra pourquoi le visage des condamnés ne lui était jamais montré. Une nuit le vieux garde entre dans sa cellule, l’air visiblement agité, délirant : « Ils viennent la nuit », lui dit-il. Ogorodnikov l’encourage à se confier. Et voici ce que lui révèle son geôlier :
« Quand j’étais plus jeune et que je travaillais dans une autre prison, nous avons sorti une vingtaine ou une trentaine de prêtres de leur cellule et nous les avons rassemblés à l’extérieur. Nous les avons attelés à un traîneau, et ils ont dû le tirer jusque dans la forêt. Toute la journée ils ont couru, jusqu’à atteindre des marais. Là, ils ont été placés en deux rangées, l’une derrière l’autre. Nous formions un périmètre autour des prisonniers. J’étais l’un des gardes. Un des membres du KGB s’est approché du premier prêtre et lui a demandé très calmement d’une voix douce : “Y a-t-il un Dieu ?” Le prêtre a dit oui. Il lui a tiré une balle dans le front de sorte que sa cervelle éclabousse le prêtre qui se tenait juste derrière. Il a patiemment chargé son pistolet, s’est placé devant le prêtre suivant et a demandé : “Dieu existe-t-il ?”– “Oui il existe.” Et l’homme l’a abattu de la même manière que le premier. Nous ne leur avons pas bandé les yeux. Ils ont vu exactement ce qui allait leur arriver. »
Devant Rod Dreher, Alexandre Ogorodnokov (alors septuagénaire) a du mal à refouler ses larmes en racontant cet ancien témoignage. D’une voix brisée par l’émotion, il conclut en martelant : « Aucun de ces prêtres n’a renié le Christ ! » Les nuits du vieux gardien étaient hantées par le souvenir de ces visages de prêtres. Voici pourquoi, selon Alexandre, ses visions mystiques ne lui montraient pas la face des condamnés : l’horreur l’aurait fait sombrer dans l’obsession lui aussi ! Sa mission, son ministère consistaient, avec la grâce de Dieu, à accompagner spirituellement dans leur dos de pauvres âmes au paradis comme un discret ange gardien, une bouée de sauvetage.
Splendeur de la communion des saints : ce « marché » fraternel et solidaire d’échange spirituel gratuit, fondé sur la réversibilité des mérites! Bouleversant la communauté humaine du péché originel. Nous sommes tous redevables quelque part de l’acte de charité, jamais perdu ni perdant, d’un prochain ou lointain, inconnu ou connu, vivant ou défunt, dans l’ « économie » collective du salut. « On ne se sauve pas tout seul. Nul ne retourne seul à la maison du Père. L’un donne la main à l’autre. Le pécheur tient la main du saint et le saint tient la main de Jésus » (Péguy). C’est aussi ce qu’on appelle le « nexus mysteriorum », ce lien intime des mystères qui signifie que les mystères sont connectés entre eux comme les baptisés dans le Corps mystique du Christ, comme l’Eglise militante (sur terre) l’est à l’Église souffrante (au Purgatoire) et triomphante (au Ciel) dans une circulation de sève surnaturelle.
Après sa libération, Ogorodnokov a continué de lutter pour la liberté religieuse en Union soviétique (qui est devenue un fait en 1990). Il a fondé le premier parti démocrate chrétien, la première école libre, la première soupe populaire pour les pauvres et le premier refuge privé pour orphelins et mères adolescentes. Mais le prix à payer de cet apostolat en URSS fut aussi l’assassinat d’un certain nombre de ses associés, y compris son frère et son secrétaire. Lui-même a survécu à une tentative d’assassinat. Un film-documentaire et un livre ont été réalisés sur sa vie (Dissident pour la vie par Kœnraad De Wolf). Quand Rod Dreher l’a rencontré à Moscou il y a quelques années, il continuait d’agir pour les autres selon sa foi chrétienne. Impressionné par sa stature de dissident de la fin de l’ère soviétique, comparable à celle de Soljénitsyne auparavant, Dreher commente :
« Quand nous agissons, soit en acceptant notre propre souffrance, soit en partageant celle des autres, nous devons la laisser agir en nous et nous transformer comme elle a transformé les martyrs du communisme. Elle peut nous rendre amers, attiser la colère ou l’esprit de vengeance, ou elle peut être semblable au feu du fondeur (Ma 3, 2), comme elle le fut pour Soljénitsyne et Calciu, pour Krcméry, Ogorodnikov et tant d’autres, purifiant notre amour pour Dieu et pour l’humanité souffrante… »
Oui, de part et d’autre de l’an 2000 (du 20ème au 21ème siècle), il y a bien – face au double totalitarisme de la raison sourde au divin (athéisme) et de la religion sourde à la raison (islamisme) – un œcuménisme du sang des martyrs chrétiens, comme l’affirmait saint Jean-Paul II. Et aussi un œcuménisme de la communion des saints qui franchit sans problème les frontières. Entre ton petit pèlerinage de deux jours à Chartres et l’immense parcours et offrande d’Alexandre Ogorodnikov, on ne peut savoir quel retentissement invisible, quel « effet papillon » surnaturel, ont nos gestes et nos prières, nos jeûnes et nos sacrifices dans l’immense toile spirituelle et palpitante de tous les orants de l’Église militante, souffrante et triomphante. Mais, même si cela reste un prodigieux et profond mystère, nous avons ici comme une illustration possible et sensible de ce dogme de la communion des saints (et des pécheurs). Par lequel nos bonnes actions offertes dans telle intention peuvent résonner solidairement sur les âmes souffrantes de la planète ou du Purgatoire, en union avec les mérites de l’unique sacrifice du Christ, de Marie et de tous les saints. N’hésitons pas à souffrir joyeusement par amour du prochain et de Dieu, pour notre conversion, celle des pauvres pécheurs, la compassion et le soutien des âmes qui en ont besoin : « aimer jusqu’à en avoir mal », comme dit Mère Teresa, à l’humble imitation de notre Seigneur et Frère Jésus-Christ.
Hermine (Rémi Fontaine)
(1) « Quelles choses font la joie (scoute) parfaite » dans Parole de Scout, éditions Sainte-Madeleine, 2007, p. 138.