Selon le père de Blignières (fondateur de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier), ce qu’il importe de soigner, ce n’est pas la supposée pathologie traditionaliste, mais la crise dont elle est le symptôme :
Qu’entend-t-on par « traditionalisme » ? Parmi les divers sens de ce terme, je retiens ici celui qui désigne les prêtres et les fidèles qui, dans l’Église catholique, sont attachés aux « formes liturgiques et disciplinaires antérieures de la tradition latine » dont parle Jean-Paul II dans le Motu Proprio Ecclesia Dei. L’existence de cette mouvance pose un problème qui n’a pas encore trouvé de solution satisfaisante après plusieurs décennies. Ces fidèles sont vus par certains comme des nostalgiques de formes dépassées, en réaction idéologique contre les innovations pastorales dans l’Église. Il importerait de cantonner le traditionalisme à quelques cercles, et, si possible, de le résorber par des mesures appropriées. Au fond, il serait une maladie qu’il faudrait soigner avec énergie et persévérance.
I. Le traditionalisme et la crise dans l’Église
Rapidement après la dernière guerre mondiale, se font jour des signes avant-coureurs d’une crise touchant les domaines doctrinal, catéchétique et liturgique. L’encyclique Humani generis de Pie XII met notamment en garde en 1950 contre certaines dérives théologiques. La crise latente apparait durant le Concile. Au jugement de nombreux catholiques – de divers horizons – une infidélité par rapport à la grande Tradition de l’Église se manifeste à l’occasion du concile Vatican II et des réformes post-conciliaires ; certains estimant qu’il y avait des déficiences dans les textes mêmes du Concile et les réformes qui ont suivi, d’autres ne mettant en cause que les tendances des textes et les applications des réformes.
Qu’il y ait eu infidélité à divers degrés, c’est ce qu’affirment, non seulement les « traditionalistes », mais aussi des intellectuels aussi peu soupçonnables d’intégrisme que Jacques Maritain (Le paysan de la Garonne, 1966), Étienne Gilson (Les tribulations de Sophie, 1967), Henri de Lubac au Congrès mondial de théologie de Toronto, en 1967 ; Louis Bouyer (La décomposition du catholicisme, 1968), Jean Daniélou (Sept problèmes capitaux de l’Église, 1969), ou Joseph Ratzinger (Entretiens sur la foi, 1985).
Jacques Maritain, dans Le Paysan de la Garonne, a parlé d’« une fièvre néo-moderniste auprès de laquelle le modernisme du temps de Pie X n’était qu’un modeste rhume des foins », et il a pointé « une espèce d’apostasie immanente ». Etienne Gilson, dans les Tribulations de Sophie, a donné ce diagnostic pessimiste : « Le désordre envahit aujourd’hui la chrétienté ; il ne cessera que lorsque la Dogmatique aura retrouvé son primat naturel sur la pratique. On doit pouvoir regretter qu’elle soit menacée de le perdre à jamais ». Le père Henri de Lubac a déclaré au Congrès de Toronto, en 1967 :
On se rend compte que l’Église est confrontée à une crise profonde. Sous le nom d’Église nouvelle, d’Église postconciliaire, on s’efforce souvent de bâtir une Église autre que celle de Jésus-Christ : une société anthropocentrique, qui est menacée d’une apostasie immanente et qui se laisse entraîner à n’être plus qu’un mouvement de laisser-aller général sous le prétexte de rajeunissement, d’œcuménisme ou de réadaptation.
Que l’Église soit entrée après le Concile dans une crise de grande ampleur, les souverains Pontifes l’ont tous souligné. Paul VI, dans un discours aux séminaristes du 10 décembre 1968, a déclaré : « L’Église se trouve dans une heure d’inquiétude, d’autocritique, on pourrait aller jusqu’à dire d’autodémolition. Il y a comme un bouleversement intérieur aigu et complexe auquel personne ne se serait attendu après le concile ». Jean-Paul II, dans l’Exhortation apostolique Ecclesia in Europa (n° 9) a évoqué une « apostasie silencieuse ». Benoît XVI, dans son discours du 14 février 2013 au clergé de Rome, a dit : « le Concile des media fut accessible à tous. Donc, c’était celui qui dominait, le plus efficace, et il a créé tant de calamités, tant de problèmes, réellement tant de misères : séminaires fermés, couvents fermés, liturgie banalisée… et le vrai Concile a eu de la difficulté à se concrétiser, à se réaliser ; le Concile virtuel était plus fort que le Concile réel ». Le pape François, en 2013, dans l’Encyclique Evangelii gaudium (n° 70) a parlé de « rupture dans la transmission de la foi ».
Le traditionalisme s’est constitué et développé en réaction à cette crise, comme un corps réagit spontanément à l’agent allergène. Dans le désordre croissant, des prêtres et des fidèles ont voulu s’en tenir aux pédagogies traditionnelles de la foi, non sans inventivité d’ailleurs du fait du caractère inédit de la situation. Leur existence n’est donc pas une maladie, mais l’un des symptômes d’une crise à laquelle il faudra tôt ou tard apporter une solution.
Un indice de ce caractère de symptôme est que, lorsque que le Saint-Siège aborde ce sujet, dans le domaine liturgique, il met en garde contre les abus qui y donnent occasion. Jean-Paul II, dans le motu proprio Ecclesia Dei, invite
tous les fidèles catholiques à réfléchir sincèrement sur leur propre fidélité à la Tradition de l’Église, authentiquement interprétée par le Magistère ecclésiastique, ordinaire et extraordinaire, spécialement dans les Conciles œcuméniques, depuis Nicée jusqu’à Vatican II. De cette réflexion, tous doivent retirer une conviction renouvelée et effective de la nécessité d’approfondir encore leur fidélité à cette Tradition en refusant toutes les interprétations erronées et les applications arbitraires et abusives en matière doctrinale, liturgique et disciplinaire[1].
Dans la Lettre d’accompagnement du motu proprio Summorum pontificum du 7 juillet 2007, Benoît XVI affirme que :
en de nombreux endroits on ne célébrait pas fidèlement selon les prescriptions du nouveau Missel ; au contraire, celui-ci finissait par être interprété comme une autorisation, voire même une obligation de créativité ; cette créativité a souvent porté à des déformations de la Liturgie à la limite du supportable. […] Et j’ai constaté combien les déformations arbitraires de la Liturgie ont profondément blessé des personnes qui étaient totalement enracinées dans la foi de l’Église.
Le pape François, dans la Lettre explicative du motu proprio Traditionis custodes du 16 juillet 2021 renverra à ce passage et ajoutera une invitation « à ce que chaque liturgie soit célébrée avec décorum et avec fidélité aux livres liturgiques promulgués après le Concile Vatican II, sans excentricités qui dégénèrent facilement en abus ».
Ces exhortations répétées à une digne célébration du missel réformé par Paul VI n’ont pas eu généralement les effets souhaités. Elles n’ont pas recommandé la célébration où prêtre et fidèles sont ensemble tournés vers Dieu (ad orientem) ni l’emploi de la langue latine, ce qui a considérablement diminué leur impact.
Aujourd’hui, les illusions sur un « printemps » de l’Église semblent évanouies en de larges secteurs. Elles ne sont plus guère partagées par le jeune clergé. Mais en jetant un coup d’œil sur la pratique de certaines paroisses, le contenu de revues théologiques influentes, ou les programmes de plusieurs séminaires et Instituts catholiques, on constate que de graves perturbations demeurent. La crise, surtout en occident, n’est pas achevée, spécialement en matière de catéchèse, d’éducation catholique, de liturgie et de formation sacerdotale.
II. Quel traitement pour le traditionalisme ?
Je me restreins ici volontairement à l’attitude de la hiérarchie. Pour une vue d’ensemble, on pourra se reporter au livre d’Yves Chiron, Histoire des traditionalistes (Éditions Tallandier, 2021).
- Dans une première période (1965-1982), les protestations contre les abus et les demandes de maintien des pédagogies traditionnelles ont été ignorées par la hiérarchie, par les intellectuels et par les médias dominants. La doxa progressiste martelait qu’il fallait adopter docilement les nouveaux catéchismes, les réformes liturgiques et la « pastorale d’ensemble » (celle de l’enfouissement). Les critiques étaient considérées comme dénuées de fondement théologique et attentatoires à la « communion » catholique.
À titre d’illustration, on peut citer : les réactions de l’épiscopat français lors de l’affaire des « nouveaux catéchismes » ; la persécution de l’œuvre sacerdotale de Mgr Lefebvre pourtant alors canoniquement en règle (1970-1975) ; l’attitude de Paul VI devant les critiques sur le Nouvel Ordo de la Messe[2], avec le discours du 24 mai 1976, qui le déclarait obligatoire. L’Église latine semblait renier nombre de ses riches traditions, c’est le sentiment exprimé notamment par des orthodoxes. Ceux qui y restaient attachés étaient considérés comme de dangereux retardataires.
Les paroles suivantes de Jean Guitton sont significatives :
Je prends l’exemple de la « messe latine » en France. Nos descendants auront du mal à comprendre que les fidèles attachés à l’ancienne « messe » soient traités comme des vieillards à qui l’on fait des concessions. Et tandis que cette « messe » était rejetée, que de cérémonies anormales étaient permises ! Et comment faire entendre à nos amis protestants que l’Église romaine soit si accueillante pour eux, si dure pour ses enfants ? Il est difficile d’ouvrir les bras à ceux du dehors et de les fermer à ceux du dedans, d’accueillir le frère séparé et de châtier le fils indocile[1][3].
Les changements liturgiques incessants (de 1964 à 1970 et ensuite…) ont eu pour effet, comme Maritain l’avait pointé dans Le paysan de la Garonne dès 1966, que « la grande masse du peuple chrétien se demandait à certains moments si on lui avait changé sa religion ». Il est avéré que nombre de fidèles qui ne s’y retrouvaient plus ont cessé la pratique ou même ont abandonné la foi.
Le témoignage de protestants convertis est éclairant. Ainsi Julien Green déclarait à sa sœur après l’assistance à une messe télévisée :
Pourquoi nous sommes-nous convertis ? […] À partir de ce moment, je vécus dans le plus grand malaise spirituel que j’ai connu et je m’interrogeais sérieusement sur la messe en français. Était-elle ou n’était-elle pas « la continuation non sanglante du sacrifice sanglant de la croix » ? […] Un livre sur la messe ouvert au hasard m’avait fourni ceci : « Qu’est-ce que la messe ? Un repas. » En lisant ces mots j’eu immédiatement la certitude que le mal était fait[4].
- Une deuxième et longue période (1982-2021) s’ouvre vers le début du pontificat de Jean-Paul II, avec l’arrivée en 1981 du cardinal Ratzinger à la Curie romaine. Les discours critiques du cardinal sur la nouvelle catéchèse en 1983, puis son livre Entretiens sur la foi en 1985, sont accompagnés d’une prise de conscience croissante de la profondeur de la crise dans l’Église.
L’hédonisme de la société occidentale a certes une grande responsabilité dans la désertion de la pratique et l’abandon de la foi. Mais dans les années quatre-vingt on commence à mesurer davantage l’impact négatif de certaines réformes et orientations postconciliaires. Elles ne sont pas étrangères à la faible résistance des structures officielles, et au manque de réaction énergique de beaucoup de pasteurs face à cette apostasie pratique de l’Occident.
Certains responsables, comme le cardinal Lustiger dans Le choix de Dieu en 1987, reconnaissent les déficiences de la réforme liturgique.
Dans la réforme liturgique, on a cédé à la griserie de la modernité en éliminant trop de symbolismes naturels. […] On a eu trop tendance à penser que réformer signifiait faire table rase des enracinements et tout réinventer à neuf. […] Nous n’avons pas assisté à la première réforme liturgique de l’histoire, loin de là, mais c’est la première qui ait été aussi radicale dans le rite latin. […] Ce sont des universitaires, des professeurs, qui ont conçu cette réforme. […] Et on a fait de la reconstitution. […] Cela allait au rebours du désir majoritaire des fidèles. La plupart des gens souhaitaient finalement le silence, la musique, le rite ancré dans la mémoire[5].
Les demandes des traditionalistes commencent alors à être entendues. Des mesures sont prises par le Saint-Siège pour donner une place au rite latin ancien, avec les motu proprio de 1984 Quatuor abhinc annos, qui ouvre une toute petite porte, et celui de 1988 Ecclesia Dei adflicta, qui agrandit notablement cette ouverture, notamment grâce à la reconnaissance ou l’érection canonique d’Instituts voués au rite latin ancien.
Le cardinal Castrillon Hoyos, dans l’homélie de la messe de rite ancien qu’il célèbre à Sainte Marie Majeure le 24 mai 2003 affirme que ce rite a « droit de cité » dans l’Église. Le motu proprio Summorum pontificum en 2007 formule juridiquement ce droit et clarifie le statut de la messe tridentine.
En faisant cesser l’interdiction pratique des formes liturgiques anciennes, Benoît XVI a voulu donner un beau signe en faveur de l’herméneutique de continuité. Son pontificat a vu une belle pacification en beaucoup de lieux. Pour qu’il atteigne pleinement son but, il aurait fallu que les évêques érigent, comme la possibilité leur était rappelée (à l’article 10 du motu proprio), d’assez nombreuses paroisses personnelles. Cela ne s’est malheureusement pas produit en France, où il n’y en a eu que six.
Dans cette période, il a été concrètement reconnu, par le Saint-Siège et par un nombre croissant d’évêques, de prêtres et de fidèles, que des catholiques pouvaient être attachés de façon légitime aux « formes antérieures de la tradition latine ». De nombreux fidèles et un certain nombre de prêtres ont découvert les richesses des pédagogies traditionnelles.
Le traditionalisme s’est bien constitué comme réaction à une crise aujourd’hui bien reconnue. Mais les pédagogies traditionnelles n’ont pas été seulement une aide pour faire face aux abus. Il s’est avéré qu’elles représentaient un moyen très actuel pour grandir dans la foi et rayonner dans la mission. De fait, elles ont attiré notamment après Summorum Pontificum de nombreux convertis ou recommençants.
Et le traditionalisme dans son ensemble n’était plus considéré comme un groupe d’arriérés ou de sectaires. C’était un pas en avant capital. Ce progrès s’accompagna cependant, en beaucoup de diocèses, de nombreuses difficultés. On ne peut pas dire que la réception d’Ecclesia Dei ou de Summorum pontificum ait été générale ni qu’elle ait été vécue de bon gré par tous les prélats.
- La troisième période a été ouverte récemment par le motu proprio Traditionis custodes du 16 juillet 2021. À la suite de sa publication et de celle de documents du Dicastère pour le Culte divin, des questions qui avaient trouvé une solution pacifique en 2007 – ou du moins un statu quo acceptable – sont réapparues avec acuité. En France, la situation est contrastée selon les diocèses, mais la tendance générale est aux tracasseries et aux restrictions.
Dans le même temps, les séminaires des trois Instituts ex-Ecclesia Dei sont pleins. Les lieux où est célébrée la messe traditionnelle sont trop étroits pour recevoir tous les fidèles. Le nombre des catéchumènes et des recommençants qui les fréquentent est impressionnant. Le pèlerinage de Paris à Chartres est en augmentation régulière et a atteint une affluence record en 2024, avec une couverture médiatique comme il n’y en avait jamais eu depuis sa fondation. De très nombreux jeunes, qui n’ont connu aucune des polémiques précédentes, sont attirés non seulement par le rite ancien, mais par les pédagogies traditionnelles de la foi – notamment par le style et le contenu de la prédication – qui sont l’âme du pèlerinage de chrétienté. Les pèlerinages locaux traditionnels (Bretagne, Provence) sont aussi en plein développement.
Alors qu’il connaît une forme de persécution administrative, le traditionalisme est sorti de sa relégation sociologique et il est en pleine expansion apostolique.
Ce paradoxe a un effet salutaire. Il fait prendre conscience que ce qu’il importe de soigner, ce n’est pas la supposée pathologie traditionaliste, mais la crise dont elle est le symptôme : le désordre du primat de la pratique sur la dogmatique, signalé dès 1967 par Gilson ; « les interprétations erronées et les applications arbitraires et abusives en matière doctrinale, liturgique et disciplinaire » stigmatisées par Jean-Paul II en 1988 ; la « rupture dans la transmission de la foi », dénoncée par François en 2013.
Parmi ceux qui fréquentent la liturgie réformée, des fidèles laïcs, des curés, de jeunes évêques ont compris que l’une des urgences de l’heure était là. Ils y travaillent, dans des conditions souvent difficiles, avec persévérance et douceur pastorale. Pour eux, les traditionalistes sont des frères dans la foi et des alliés dans l’évangélisation d’un monde éloigné du Christ[6]. Ils seraient les soutiens naturels de toute solution ecclésiale qui permettrait de dépasser la situation malsaine créée par Traditionis custodes.
L’une de ces solutions est la création d’un Ordinariat dédié au rite latin ancien[7]. Cette proposition a rencontré un discret mais bon écho et elle a ranimé une certaine espérance dans l’ancienne mouvance Ecclesia Dei, en France et dans des milieux anglophones. Elle a aussi suscité, à Rome, en France, aux USA, l’intérêt de certains canonistes, qui estiment qu’elle est une solution très intéressante mais que les temps ne sont pas mûrs. Il importe donc de faire preuve de persévérance et d’inventivité, pour qu’ils le deviennent et de prier avec confiance pour cela la Trinité Sainte, par le Christ Sauveur et Marie, Mère de l’Église.
Le père Louis-Marie de Blignières est fondateur de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier