L’écrivain Andreï Makine, né en Sibérie, académicien franco-russe, prix Goncourt 1995, a été interrogé dans Le Figaro. Extrait :
Mon opposition à cette guerre, à toutes les guerres, ne doit pas devenir une sorte de mantra, un certificat de civisme pour les intellectuels en mal de publicité, qui tous cherchent l’onction de la doxa moralisatrice. À force de répéter des évidences, on ne propose absolument rien et on en reste à une vision manichéenne qui empêche tout débat et toute compréhension de cette tragédie.
On peut dénoncer la décision de Vladimir Poutine, cracher sur la Russie, mais cela ne résoudra rien, n’aidera pas les Ukrainiens. Pour pouvoir arrêter cette guerre, il faut comprendre les antécédents qui l’ont rendue possible. La guerre dans le Donbass dure depuis huit ans et a fait 13 000 morts, et autant de blessés, y compris des enfants. Je regrette le silence politique et médiatique qui l’entoure, l’indifférence à l’égard des morts dès lors qu’ils sont russophones.
Dire cela ne signifie pas justifier la politique de Vladimir Poutine. De même que s’interroger sur le rôle belliciste des États-Unis, présents à tous les étages de la gouvernance ukrainienne avant et pendant la révolution du Maïdan, n’équivaut pas à dédouaner le maître du Kremlin. Enfin, il faut garder à l’esprit le précédent constitué par le bombardement de Belgrade et la destruction de la Serbie par l’Otan en 1999 sans avoir obtenu l’approbation du Conseil de sécurité des Nations unies. Pour la Russie, cela a été vécu comme une humiliation et un exemple à retenir. La guerre du Kosovo a marqué la mémoire nationale russe et ses dirigeants.
Lorsque Vladimir Poutine affirme que la Russie est menacée, ce n’est pas un « prétexte » : à tort ou à raison, les Russes se sentent réellement assiégés, et cela découle de cette histoire, ainsi que des interventions militaires en Afghanistan, en Irak et en Libye. Une conversation rapportée entre Poutine et le président du Kazakhstan résume tout. Ce dernier tente de convaincre Poutine que l’installation de bases américaines sur son territoire ne représenterait pas une menace pour la Russie, qui pourrait s’entendre avec les États-Unis. Avec un petit sourire triste, Poutine répond : « C’est exactement ce que disait Saddam Hussein ! ». Encore une fois, je ne légitime en aucune manière la guerre, mais l’important n’est pas ce que je pense, ni ce que nous pensons. En Europe, nous sommes tous contre cette guerre. Mais il faut comprendre ce que pense Poutine, et surtout ce que pensent les Russes, ou du moins une grande partie d’entre eux.
Vous présentez la guerre de Poutine comme une conséquence de la politique occidentale. Mais le président russe ne nourrit-il pas une revanche contre l’Occident depuis toujours ?
J’ai vu Vladimir Poutine en 2001, peu après sa première élection. C’était un autre homme avec une voix presque timide. Il cherchait la compréhension des pays démocratiques. Je ne crois pas du tout qu’il ait eu déjà en tête un projet impérialiste, comme on le prétend aujourd’hui. Je le vois davantage comme un réactif que comme un idéologue. À cette époque-là, le but du gouvernement russe était de s’arrimer au monde occidental. Il est idiot de croire que les Russes ont une nostalgie démesurée du goulag et du politburo. Ils ont peut-être la nostalgie de la sécurité économique, de l’absence de chômage. De l’entente entre les peuples aussi : à l’université de Moscou, personne ne faisait la différence entre les étudiants russes, ukrainiens et ceux des autres républiques soviétiques… Il y a eu une lune de miel entre la Russie et l’Europe, entre Poutine et l’Europe avant que le président russe ne prenne la posture de l’amant trahi. En 2001, Poutine est le premier chef d’État à proposer son aide à George W. Bush après les attentats du 11 septembre. Via ses bases en Asie centrale, la Russie facilite alors les opérations américaines dans cette région. Mais, en 2002, les États-Unis sortent du traité ABM, qui limitait l’installation de boucliers antimissiles. La Russie proteste contre cette décision qui ne peut, d’après elle, que relancer la course aux armements. En 2003, les Américains annoncent une réorganisation de leurs forces, en direction de l’Est européen.
Poutine s’est durci à partir de 2004, lorsque les pays anciennement socialistes ont intégré l’Otan avant même d’intégrer l’Union européenne, comme s’il fallait devenir anti-russe pour être européen. Il a compris que l’Europe était vassalisée par les États-Unis. Puis il y a eu un véritable tournant en 2007 lorsqu’il a prononcé un discours à Munich en accusant les Américains de conserver les structures de l’Otan qui n’avaient plus lieu d’être et de vouloir un monde unipolaire. Or, en 2021, lorsqu’il arrive au pouvoir, Biden ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare que « l’Amérique va de nouveau régir le monde » .
On a le sentiment que vous renvoyez dos à dos les Occidentaux et les Russes. Dans cette guerre, c’est bien la Russie l’agresseur…
Je ne les renvoie pas dos à dos. Mais je regrette que l’on oppose une propagande européenne à une propagande russe. C’est, au contraire, le moment pour l’Europe de montrer sa différence, d’imposer un journalisme pluraliste qui ouvre le débat. Lorsque j’étais enfant dans la Russie soviétique et qu’il n’y avait que la Pravda , je rêvais de la France pour la liberté d’expression, la liberté de la presse, la possibilité de lire différentes opinions dans différents journaux. La guerre porte un coup terrible à la liberté d’expression : en Russie, ce qui n’est guère surprenant, mais aussi en Occident. On dit que « la première victime de la guerre est toujours la vérité » . C’est juste, mais j’aurais aimé que ce ne soit pas le cas en Europe, en France.
De mon point de vue, la fermeture de la chaîne RT France par Ursula von der Leyen, présidente non élue de la Commission européenne, est une erreur qui sera fatalement perçue par l’opinion comme une censure. Comment ne pas être révolté par la déprogrammation du Bolchoï de l’Opéra royal de Londres, l’annulation d’un cours consacré à Dostoïevski à Milan ? Comment peut-on prétendre défendre la démocratie en censurant des chaînes de télévision, des artistes, des livres ? C’est le meilleur moyen, pour les Européens, de nourrir le nationalisme russe, d’obtenir le résultat inverse de celui escompté. Il faudrait au contraire s’ouvrir à la Russie, notamment par le biais des Russes qui vivent en Europe et qui sont de manière évidente proeuropéens. Comme le disait justement Dostoïevski : « chaque pierre dans cette Europe nous est chère » .
La propagande russe paraît tout de même délirante lorsque Poutine parle de « dénazification » …
Le bataillon Azov, qui a repris la ville de Marioupol aux séparatistes en 2014, et qui depuis a été incorporé à l’armée régulière, revendique son idéologie néonazie et porte des casques et des insignes ayant pour emblème le symbole SS et la croix gammée. Il est évident que cette présence reste marginale et que l’État ukrainien n’est pas nazi, et ne voue pas un culte inconditionnel à Stepan Bandera. Mais des journalistes occidentaux auraient dû enquêter sérieusement sur cette influence et l’Europe condamner la présence d’emblèmes nazis sur son territoire. Il faut comprendre que cela ravive chez les Russes le souvenir de la Seconde Guerre mondiale et des commandos ukrainiens ralliés à Hitler, et que cela donne du crédit, à leurs yeux, à la propagande du Kremlin. […]
Giacomo
Il ne faut pas s’exagérer la prétendue proximité affective et ethnoculturelle entre les russes et les ukrainiens, car il y a entre eux un contentieux de 5 millions d’ukrainiens morts de faim lors de la grande famine organisée par Staline et la Russie soviétique en 1933.
Après l’effondrement de l’URSS (et sans regrets…) l’Ukraine, bonne fille, a naïvement accepté selon le “Mémorandum de Budapest” signé en 1994 avec la Russie, d’abandonner les armes nucléaires abandonnées sur son sol par la défunte URSS contre promesse catégorique de la Russie de RESPECTER ses frontières. Un marché de dupes puisque Poutine n’a pu s’empêcher d’annexer la Crimée 20 ans plus tard, sans que l’OTAN, l’épouvantail brandi en toutes occasions par le despote, ne bouge le petit doigt.
Eût-elle conservé ces armes que Poutine serait actuellement entrain de ronger son frein et que la Crimée serait encore ukrainienne.
Moralité: Ne jamais croire à la parole d’un russe, qu’il soit soviétique, post-soviétique ou néosoviétique.
L’invasion russe actuelle, avec son cortège de morts et de ruines signe le divorce définitif entre ces deux pays. Poutine est décidément un bien mauvais stratège.
Meltoisan
“Moralité: Ne jamais croire à la parole d’un russe, qu’il soit soviétique, post-soviétique ou néosoviétique.” écrivez-vous. Je suppose que cela se limite aux politiciens.
Mais alors, peut-on croire la parole d’un américain des USA ? d’un français ? d’un britannique ? d’un européiste ? …
Astragal
Poser la question, c’est déjà y répondre .
GeoClo
Vous êtes un troll ?
Ydelo
Je sais que vous n’aimez pas la Russie, mais faire des hypothèses “si l’Ukraine avait l’arme nucléaire” pourrait mener à beaucoup de situations fort déplaisantes genre guerre nucléaire.
Et, que vous le vouliez ou non, l’Ukraine non plus n’a pas respecté les accords de Minsk, les bombardements Ukrainiens sur les pro-russes depuis 2014, et les mesures anti-russophone sont une réalité.
Et puis le prétendu “droit des peuples à disposer d’eux-mêmes”, visiblement c’est uniquement quand ça arrange l’OTAN
Donc OK pour voir les torts de la Russie, mais personnellement, je trouve votre vision très manichéenne : la guerre russe en Ukraine n’est peut-être pas juste, mais combien moins encore l’étaient celles de Serbie, d’Irak ou d’Afghanistan…
CesarevitchAlexei
Combien de guerres a l’actif des États-Unis ces trente dernières années ; combien pour la Russie => qui fout le bordel dans le monde ?
Combien de bases militaires américaines dans le monde ; combien de bases russes =>qui contrôle le monde ?
Qui a ces trente dernières années systématiquement démantelé les grands traités de désarmement ou les mesures de confiance (START, open sky, MDCS,…) malgré les protestations russes=>qui pousse a la guerre totale ?
Qui a trahi sa parole en intégrant dans l’OTAN les anciens pays du pacte de Varsovie malgré les garanties données en echange de la réunification allemande =>quelle confiance à accorder à la parole des Etats-Unis ?
Qui cherche systematiquement a decoupler l’UE de la Russie qui a, bien plus que la Turquie, vocation à y adherer => qui est vraiment l’ennemi d’une Europe puissante ?
Qui a bombardé une capitale européenne (Belgrade), au mépris du droit international (aucun mandat de l’ONU) pour implanter au coeur de l’Europe un état musulman mafieux (le Ksosvo) dont le dirigeant est aujourd’hui inculpé pour des crimes deja connus a l’époque ?
Au bilan, malgré l’affaire ukrainienne qui est le résultat de la politique agressive des Etats-Unis en Europe de l’est, malgre les avertissements pressants de Poutine formulés depuis 2014, j’ai bien plus confiance dans les intentions de la Russie !
Giacomo
La réponse est simple:
La Russie est un géant géographique en même temps qu’un désert démographique, un monstre militaire et un nain économique quand on compare son PIB à celui des USA, de la Chine ou de l’U.E. Vulgairement parlant, elle pète plus haut que son …
Se cramponner à un passé glorieux (fortement teinté du sang de dizaines de millions de morts, russes entre autres) et tenter de lui redonner vie, c’est une impasse utopique.
Faute d’autre option crédible que celle de l’OTAN, la plupart des pays européens que l’URSS a écrasés sous sa botte pendant plus de 70 ans ressentent une légitime et urgente nécessité de se protéger contre la renaissance de l’impérialisme russe et de son armée pléthorique (comparée à sa population) reconstituée par Poutine et plus menaçante que jamais, surtout quand l’arme nucléaire est brandie de manière à peine voilée et ce quelles qu’aient été les promesses des occidentaux.
Il est tout de même frappant que la Suède et la Finlande toujours restées neutres pendant la guerre froide demandent leur intégration à l’OTAN.
Je veux bien croire que les américains mènent un jeu pas toujours très franc et souvent égoïste, mais cela n’exonère en rien la Russie d’écraser l’Ukraine sous les bombes, d’autant qu’à ce jour AUCUN armement de l’OTAN n’a été installé en Ukraine et que les occidentaux n’ont pas levé le petit doigt lors de l’annexion de la Crimée, encourageant Poutine dans ses visées expansionistes.
La prétendue “politique agressive des USA” a bon dos…
Ydelo
Armement pas encore mais c’était la prochaine étape après l’adhésion dans l’OTAN
Par contre, entres de recherche biologique, oui
Les USA savaient pertinemment que l’Ukraine dans l’OTAN serait une ligne rouge : le directeur de la CIA Bill Burns en parlait dans ses rapports il y a quelques années, de même certains responsables de l’OTAN (lire M. Dinucci à ce sujet)
AFumey
Difficile de vous donner tort.
balaninu20
J’adhère complètement à votre commentaire ! Comme l’on pourrait le résumer (votre commentaire ) à : CQFD