Pierre Jounel :
La fête mariale du 15 août a pris naissance à Jérusalem, où le lectionnaire de 415-417 déclare : « Le 15 août, de Marie, la Théotokos, au deuxième mille de Bethléem ». On y lit la prophétie de l’Emmanuel (Is. 7,10-16d), le texte de saint Paul sur le Christ « né de la femme » (Gal. 3,29 – 4,7) et le récit de la naissance de Jésus à Bethléem (Luc 2,1-7). Il ne s’agit donc pas encore de célébrer la Dormition de Marie, mais sa maternité divine. De Jérusalem la fête devait se répandre à travers l’Orient, puis atteindre la Gaule et Rome. L’évangéliaire romain de 645 ne connaît pas encore la fête du 15 août, mais celui de 740 annonce Sollemnia de pausatione sanctae Mariae et celui du 9e siècle fera de même. C’est sous ce titre, reçu de l’Orient, que la fête avait pénétré à Rome et qu’elle est mentionnée dans le Liber Pontificalis, qui énumère les quatre processions décrétée par le pape Sergius Ier diebus Adnuntiationis Domini, Dormitionis et Nativitatis sanctae Dei genetricis semperque virginis Mariae ac sancti Symeonis, quod Ypappanti Graeci appellant. Cependant, dans les mêmes années, si l’on s’en rapporte à l’analyse d’A. Chavasse, le sacramentaire grégorien intitulait la fête du 15 août Adsumptio sanctae Mariae, comme on le faisait en Gaule, où l’Assomption était célébrée le 18 janvier. Le vocabulaire des martyrologes devait rester plus longtemps fidèle au modèle oriental. Mais la déclaration d’Usuard contre les apocryphes du type Transitus Mariae, le 15 août, ne l’empêche pas de noter, au 14, la vigilia Assumptionis. Au XIe siècle, le martyrologe de Saint-Pierre continue à tenir le langage de ses congénères, quand il annonce Sanctae Mariae dormitio.
Dans la seconde moitié du XIIe siècle, l’Assomption était célébrée au Latran avec la même solennité que Noël, au dire de l’Ordo, qui lui consacre une ample description. Il évoque, en particulier, la procession nocturne. Mais, bien qu’on célèbre l’Assomption avec ferveur au Latran, on y lit durant les vigiles et pendant toute l’octave l’opuscule pseudo-hiéronymien Cogitis me, o Paula dans lequel Paschase Radbert, sans nier explicitement l’assomption de Marie, met en doute sa résurrection corporelle et veut qu’on ne présente le fait que sous la forme d’une simple opinion. Qant au missel du Latran, il reproduit les oraisons de l’Hadrianum, indiquant pour la station ad sanctum Adrianum l’oraison Veneranda, qui affirme explicitement la résurrection de la sainte Mère de Dieu :
« Veneranda nobis domine huius est diei festivitas in qua sancta Dei genetrix mor-tem subiit temporalem, née tamen mortis nexibus deprimi potuit, qui Filium tuum dominum nostrum de se genuit incarnatum ».
Dom Guéranger, l’Année Liturgique :
« Aujourd’hui la vierge Marie est montée aux cieux ; réjouissez-vous, car elle règne avec le Christ à jamais ».
Ainsi l’Église conclura les chants de cette journée glorieuse ; suave antienne, où se résument l’objet de la fête et l’esprit dans lequel elle doit être célébrée.
Il n’est point de solennité qui respire à la fois comme celle-ci le triomphe et la paix, qui réponde mieux à l’enthousiasme des peuples et à la sérénité des âmes consommées dans l’amour. Certes le triomphe ne fut pas moindre au jour où le Seigneur, sortant du tombeau par sa propre vertu, terrassait l’enfer ; mais dans nos âmes, si subitement tirées de l’abîme des douleurs au surlendemain du Golgotha, la soudaineté de la victoire mêlait comme une sorte de stupeur à l’allégresse de ce plus grand des jours. En présence des Anges prosternés, des disciples hésitants, des saintes femmes saisies de tremblement et de crainte, on eût dit que l’isolement divin du vainqueur de la mort s’imposait à ses plus intimes et les tenait comme Madeleine à distance.
Dans la mort de Marie, nulle impression qui ne soit toute de paix ; nulle cause de cette mort que l’amour. Simple créature, elle ne s’arrache point par elle-même aux liens de l’antique ennemie ; mais, de cette tombe où il ne reste que des fleurs, voyons-la s’élever inondée de délices, appuyée sur son bien-aimé. Aux acclamations des filles de Sion qui ne cesseront plus de la dire bienheureuse, elle monte entourée des esprits célestes formant des chœurs, louant à l’envi le Fils de Dieu. Plus rien qui, comme au pays des ombres, vienne tempérer l’ineffable éclat de la plus belle des filles d’Ève ; et c’est sans conteste que par delà les inflexibles Trônes, les Chérubins éblouissants, les Séraphins tout de flammes, elle passe enivrant de parfums la cité bienheureuse. Elle ne s’arrête qu’aux contins même de la Divinité, près du siège d’honneur où le Roi des siècles, son Fils, règne dans la justice et la toute-puissance : c’est là qu’elle aussi est proclamée Reine ; c’est de là qu’elle exercera jusqu’aux siècles sans fin l’universel empire de la clémence et de la bonté.
Cependant, ici-bas, le Liban, Amana, Sanir et Hermon, toutes les montagnes du Cantique sacré, semblent se disputer l’honneur de l’avoir vue s’élever de leurs sommets vers les cieux ; et véritablement la terre entière n’est plus que le piédestal de sa gloire, comme la lune est son marchepied, le soleil son vêtement, comme les astres des cieux forment sa couronne brillante. « Fille de Sion, vous êtes toute belle et suave », s’écrie l’Église, et son ravissement mêle aux chants du triomphe des accents d’une exquise fraîcheur : « Je l’ai vue belle comme la colombe qui s’élève au-dessus des ruisseaux ; ses vêtements exhalaient d’inestimables senteurs, et comme le printemps l’entouraient les roses en fleurs et les lis des vallées ».
Même douce limpidité dans les faits de l’histoire biblique où les interprètes des saints Livres ont vu la figure du triomphe de Marie. Tant que dure ce monde, une loi imposante garde l’entrée du palais éternel : nul n’est admis à contempler, sans déposer son manteau de chair, le Roi des cieux. Il est pourtant quelqu’un de notre race humiliée, que n’atteint pas le décret terrible : la vraie Esther s’avance par delà toutes barrières en sa beauté dépassant toute croyance. Pleine de grâces, elle justifie l’amour dont l’a aimée le véritable Assuérus ; mais dans le trajet qui la conduit au redoutable trône du Roi des rois, elle n’entend point rester solitaire : soutenant ses pas, soulevant les plis de son royal vêtement, deux suivantes l’accompagnent, qui sont l’angélique et l’humaine natures, également fières de la saluer pour maîtresse et pour dame, toutes deux aussi participantes de sa gloire.
Si de l’époque de la captivité, où Esther sauva son peuple, nous remontons au temps des grandeurs d’Israël, l’entrée de Notre-Dame en la cité de la paix sans fin nous est représentée par celle de la reine de Saba dans la terrestre Jérusalem. Tandis qu’elle contemple ravie la magnificence du très haut prince qui gouverne en Sion : la pompe de son propre cortège, les incalculables richesses du trésor qui la suit, ses pierres précieuses, ses aromates, plongent dans l’admiration la Ville sainte. Jamais, dit l’Écriture, on ne vit tant et de si excellents, parfums que ceux que la reine de Saba offrit au roi Salomon.
La réception faite par le fils de David à Bethsabée sa mère, au troisième livre des Rois, vient achever non moins heureusement d’exprimer le mystère où la piété filiale du vrai Salomon a si grande part en ce jour. Bethsabée venant vers le roi, celui-ci se leva pour aller à sa rencontre, et il lui rendit honneur, et il s’assit sur son trône ; et un trône fut disposé pour la mère du roi, laquelle s’assit à sa droite. O Notre-Dame, combien en effet vous dépassez tous les serviteurs, ministres ou amis de Dieu ! « Le jour où Gabriel vint à ma bassesse, vous fait dire saint Éphrem, de servante je fus reine ; et moi, l’esclave de ta divinité, soudain je devins mère de ton humanité, mon Seigneur et mon fils ! O fils du Roi, qui m’as faite moi aussi sa fille, ô tout céleste qui introduis aux cieux cette fille de la terre, de quel nom te nommer ? »
Lui-même le Seigneur Christ a répondu ; le Dieu fait homme nous révèle le seul nom qui, en effet, l’exprime pleinement dans sa double nature : il s’appelle le Fils. Fils de l’homme comme il est Fils de Dieu, il n’a qu’une mère ici-bas, comme il n’a qu’un Père au ciel. Dans l’auguste Trinité il procède du Père en lui restant consubstantiel, ne se distinguant de lui que parce qu’il est Fils, produisant avec lui l’Esprit-Saint comme un seul principe ; dans la mission extérieure qu’il remplit à la gloire de la Trinité sainte, communiquant pour ainsi dire à son humanité les mœurs de sa divinité autant que le comporte la diversité des natures, il ne se sépare en rien de sa mère, et veut l’avoir participante jusque dans l’effusion de l’Esprit-Saint sur toute âme. Ineffable union, fondement des grandeurs dont le triomphe de ce jour est le couronnement pour Marie. Les jours de l’Octave nous permettront de revenir sur quelques-unes des conséquences d’un tel principe ; qu’il nous suffise aujourd’hui de l’avoir posé.
« Comme donc le Christ est Seigneur, dit l’ami de saint Bernard, Arnauld de Bonneval, Marie aussi est Dame et souveraine. Quiconque fléchit le genou devant le fils, se prosterne devant la mère. A son seul nom les démons tremblent, les hommes tressaillent, les anges glorifient Dieu. Une est la chair de Marie et du Christ, un leur esprit, un leur amour. Du jour où il lui fut dit, Le Seigneur est avec vous, irrévocable en fut la grâce, inséparable l’unité ; et pour parler de la gloire du fils et de la mère, ce n’est pas tant une gloire commune que la même gloire qu’il faut dire ». — « O toi la beauté et l’honneur de ta mère, reprend le grand diacre d’Édesse, ainsi l’as-tu parée en toutes manières, celle qui avec d’autres est ta sœur et ton épouse, mais qui seule t’a conçu ».
« Venez donc, ô toute belle, dit Rupert à son tour, vous serez couronnée, au ciel reine des Saints, ici-bas reine de tout royaume. Partout où l’on dira du bien-aimé qu’il a été couronné de gloire et d’honneur, établi prince sur toutes les œuvres du Père, partout aussi on publiera de vous, ô bien-aimée, que vous êtes sa mère, et partant reine de tout domaine où s’étend sa puissance ; et, à cause de cela, les empereurs et les rois vous couronneront de leurs couronnes et vous consacreront leurs palais ».