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Culture : cinéma

Atarrabi et Mikelats d’Eugène Green

Atarrabi et Mikelats d’Eugène Green

Chronique cinéma de Bruno de Seguins Pazzis :

La déesse Mari confie au Diable ses deux fils, nés d’un père mortel, pour leur éducation. Lorsqu’ils atteignent leur majorité, l’un, Mikelats, décide de rester immortel auprès du maître, tandis que l’autre, Atarrabi, s’enfuit et reste un être mortel. Mais le Diable réussit à retenir son ombre… Avec : Saia Hiriart (Atarrabi), Lukas Hiriart (Mikelats), Ainara Leeman (Udana), Thierry Biscary (Le Diable), Pablo Lasa (Le pèe abbé). Directeur de la photographie : Raphaël O’Byrne.Scénario : Eugène Green. Musique : Joël Merah, Thierry Biscary, Anton Curutchet.

Le mythe est le rien qui est tout (Fernando Pessoa)… Qui sont Atarrabi et Mikelats ? Deux personnages de la mythologie basque qui sont frères, nés de la déesse Mari et d’un être mortel. Mari confie ses deux fils au Diable pour leur éducation. Mikelats est un être maléfique et Atarrabi est son contraire, symbole du bien moral. A la fin de leur éducation et de leurs études, le Diable fait tirer au sort celui des deux qui restera à son service. C’est Mikelats qui est tiré au sort. Dans la légende basque, Mikelats voulait détruire les champs de blé de Sare dont son frère était devenu le curé. Pour contrer son projet de destruction, Atarrabi lui opposa la prière. Avec Mari, Mikelats met en forme les orages et conduit les averses de grêle qui affectent les troupeaux et détruisent les récoltes. De cette légende, Eugène Green, cinéaste on ne peut moins conformiste, tire un conte moral cinématographique. Les partis pris scénaristiques, artistiques et même philosophiques du cinéaste ne destinent pas ce film à un large public. Le style est en effet on ne peut plus singulier, lent, contemplatif, caractérisé également par le peu de naturel des situations ainsi que le jeu antinaturel des comédiens, jeu imposé dans le geste comme dans les dialogues (Robert Bresson n’est pas loin) dans lesquels les liaisons entre tous les mots du texte sont systématisées, créant un décalage surprenant avec le langage parlé d’aujourd’hui Eugène Green installe une distanciation entre le spectateur et le film. Cela permet au cinéaste d’amener adroitement le spectateur à l’essentiel de son propos qui se cache derrière la réalité des faits décrits et des images. Ici, dans Atarrabi et Mikelats, ce problème du langage et de la diction est réglé par l’emploi du basque qui nécessite le sous-titrage du film. Si donc les films d’Eugène Green sont construits, conçus et réalisés d’une manière qui ne les rend pas facilement accessibles, ils sont loin de ne pas mériter que nous y prêtions attention et même un intérêt. Surtout qu’Eugène Green nous parle ici du bien, personnifié par Atarrabi qui choisit de vivre dans le monde humain, du mal, personnifié par Mikelats qui embrasse les plaisirs et les pouvoirs (y compris l’immortalité que Satan lui fournit), et de la grâce suffisante comme il le précise à l’occasion d’un entretien accordé à OFO Distribution, répondant à la question « Qu’est-ce qui vous intéressait particulièrement dans le mythe d’Atarrabi et Mikelats ? » :

« Un fil conducteur de mon travail, que j’ai intégré à l’écriture, c’est la notion de grâce. Je me suis beaucoup intéressé à la querelle entre jésuites et jansénistes (que j’appelle plutôt port-royalistes) au XVIIe siècle, et il se trouve qu’elle est très liée au Pays basque (…). Pour résumer : selon les jésuites, chaque homme reçoit à sa naissance ce qu’ils appellent « la grâce suffisante », et la raison permet de choisir entre le bien et le mal. Pour les port-royalistes, on ne peut pas être sauvé sans la grâce, et la grâce est un mystère, qui dépend de Dieu seul. C’est très idéaliste comme vision, parce que cela veut dire qu’il faut chercher à faire le bien sans être sûr de pouvoir le faire, ni d’être sauvé. Et donc, les deux frères représentent ces deux conceptions de la grâce : Mikelats pense être libre en choisissant l’immortalité, et Atarrabi pense être prisonnier puisque le Diable retient son ombre. Mais comme le dit Udana, la lumière est en lui, et il n’a pas besoin d’en avoir une preuve par son ombre.»

Ainsi, nous voyons que si Eugène Green s’intéresse personnellement beaucoup à la culture basque pour différentes raisons, il utilise ici la mythologie de cette culture, il s’en sert comme support et nous pourrions même dire qu’il la détourne pour exposer les thèmes cités plus haut. D’où cette épigraphe en forme d’oxymore de l’écrivain portugais qui ouvre son film « Le mythe est le rien qui est tout » qui montre sans doute que ce mythe basque n’est pas à prendre au pied de la lettre mais que l’essentiel est le propos que celui-ci lui permet d’avoir, qu’il y trouve matière à la poursuite de thèmes qui lui sont chers. La hauteur du propos interroge frontalement le spectateur d’autant que le récit fait volontairement référence à notre époque et que tout comme dans Le fils de Joseph (2016) Eugène Green, avec un humour absurde et anachronique (le Diable écoute du rap avec des écouteurs, il surveille Atarrabi avec un réseau de surveillance vidéo, le bar où les diables se retrouvent pour boire et danser…), fait des références claires et dénonce les travers de notre société postmoderne et postchrétienne (l’argent et le profit devenus un but…). Rappelons sur ce point ce que dans un entretien accordé à Hugues Perrot, critique dans le périodique « Les Cahiers du cinéma », Eugène Green précise sur sa conception de l’humour et de la satire : « pour moi, la satire est un moyen d’évacuer la colère d’une manière plaisante, qui laisse un espace libre pour l’amour ». Enfin, la manière dont Eugène Green pose la question de la foi dans un monde infidèle est intéressante et originale. Hormis le discours qui touche à la religion, on pense beaucoup à Eric Rhomer dans cette manière qu’a Eugène Green de se préoccuper des questions de modernité, à Robert Bresson également dans le découpage et la sobriété formelle, dans la direction des comédiens et le jeu qu’il leur impose. Si l’on peut préférer l’aspect plus ludique tout en étant poétique et un peu plus accessible du Fils de Joseph, il n’est pas possible de rester indifférent à ce voyage métaphorique dans les royaumes du bien et du mal, hors du temps, ce qui permet de mieux considérer le nôtre ! Au risque de faire un pléonasme, voilà du cinéma chrétien résolument à contre-courant.

Bruno de Seguins Pazzis

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