Le photographe Siegfried Modola a pu entrer clandestinement au Myanmar (ex-Birmanie), pays fermé où se déroule une guerre entre la toute-puissante armée birmane, au pouvoir depuis son putsch de 2021, et une rébellion multiforme. Avec l’armée karenni, l’une des plus anciennes guérillas ethniques de la région, il s’est rendu sur la ligne de front.
Ce reportage a été réalisé grâce à l’appui logistique de l’association Village Karenni.
Extrait :
[…] Regroupés au sein de l’État Kayah (la plus petite des sept subdivisions administratives du Myanmar), les Karennis en savent quelque chose. Créée en 1957, leur armée est l’une des plus anciennes guérillas indépendantistes du pays. Raison pour laquelle des milliers d’opposants et de militants prodémocratie ont rejoint ses maquis après les événements de 2021. Ce mouvement de résistance, dirigé par le NUG (National Unity Government, gouvernement d’unité nationale) et issu de la désobéissance civile, a souhaité passer à la vitesse supérieure : la lutte armée.
Un tournant majeur pour l’armée karenni, qui retrouve un deuxième souffle avec le ralliement d’une jeunesse, certes sans expérience militaire mais qui rêve d’en découdre avec un pouvoir honni. Revers de la médaille, l’État Kayah se trouve désormais dans le collimateur de l’état-major et Tatmadaw y multiplie les offensives, ne faisant aucune différence entre les civils et les autres…
C’est autour de Loikaw, capitale de l’État Kayah, que se concentre la violence depuis un an. Et c’est là-bas que Siegfried Modola s’est rendu avec l’armée karenni : « Le 7 janvier 2022, à la nuit tombée, un groupe de soldats karennis m’a récupéré du côté thaï. En évitant les routes et les gardes-frontières, via des itinéraires clandestins connus d’eux seuls, nous avons marché à grande vitesse pendant trois heures. Nous sommes arrivés dans une cabane en bambou, à côté d’une base de la guérilla et d’un campement pour IDP (Internally Displaced Person, déplacés internes). Contrairement aux réfugiés, les IDP n’ont pas encore franchi la frontière et sont toujours en territoire birman, fuyards dans leur propre pays en quelque sorte. Il y avait environ 250 familles dans ce cas-là. Plusieurs d’entre elles se cachaient dans la forêt par peur des raids aériens. De fait, on entendait des aéronefs survoler la zone plusieurs heures par jour. »
L’explication de cette peur lui en sera donnée par un officier de l’armée karenni, le commandant Ooreh : « Tatmadaw sait très bien que les IDP sont sous notre protection : c’est nous qui leur prodiguons sécurité, nourriture, soins, etc. En ciblant leurs campements (il en existe des dizaines comme celui-ci en Birmanie), l’aviation sait qu’elle nous touchera forcément. C’est l’un de nos handicaps : il faut à la fois qu’on s’occupe des civils et qu’on fasse la guerre. »
Ce travail social a un avantage : la guérilla karenni est « dans le peuple comme un poisson dans l’eau » conformément au précepte maoïste. Quand on fait la révolution, c’est une condition sine qua non. Mais il comporte aussi un inconvénient : il s’effectue au détriment des opérations militaires. Un dilemme que le commandant Ooreh résume à sa façon : « Au lieu d’acheter des munitions et de l’armement, on investit dans l’alimentation ou la médication pour les IDP. » Les armes ! Un souci constant pour l’armée karenni, qui s’équipe au compte-goutte sur le marché noir (pour les fusils d’assaut type M16 et AK-47) ou directement… Sur le champ de bataille.
« Les Karennis connaissent le terrain et sont des combattants aguerris , aussi agiles que mobiles, experts dans l’art de l’embuscade et de l’escarmouche, explique Siegfried Modola. Leur tactique est celle du hit-and-run : frapper fort et s’évanouir dans la nature après avoir infligé le maximum de pertes. Leurs objectifs : les avant-postes birmans et les convois militaires. Ces actions coup de poing sont l’occasion de récupérer les armes de l’ennemi abattu ou capturé. Malgré tout, le rapport de force est inégal. Dans leur arsenal, la puissance de feu ne dépasse pas le mortier de 81 mm. En face, Tatmadaw dispose d’une véritable artillerie, d’hélicoptères russes de transport (Mi-17) et de combat (Mi-24 et Mi-35), ainsi que de chasseurs Mig-29. C’est David contre Goliath. » […]