D’Aristide Renou dans Politique Magazine :
[…] Pendant des siècles et jusqu’à une époque somme toute récente la charité, aussi bien publique que privée, reposait sur l’idée qu’il existe deux types de pauvres : les pauvres méritants et les pauvres non méritants. Les pauvres qui, temporairement ou de manière permanente, ne parviennent plus à subvenir à leurs besoins pour des raisons essentiellement indépendantes de leur volonté et qui donc méritent d’être aidés, et les pauvres dont le dénuement est principalement le résultat de leur comportement vicieux, désordonné, et de leurs mauvais choix. Ces pauvres-là ne méritent pas d’être aidés, même si parfois la simple compassion peut pousser à le faire.
Plus précisément, l’aide aux pauvres était organisée en fonction des principes suivants :
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- La plupart des gens ne sont pas spontanément moraux ou travailleurs. Si l’occasion leur en est donnée ils éviteront de travailler et se conduiront mal. Autrement dit, la moralité a besoin d’être soutenue par la loi.
- Les gens réagissent aux récompenses et aux punitions. La carotte et le bâton sont efficaces.
- Pour qu’une société fonctionne correctement il est nécessaire que les individus soient – sauf exception – tenus pour responsables de leurs actes, et ce quand bien même cette supposition ne se révèlerait pas toujours rigoureusement exacte.
Il résultait de ces principes que la charité publique devait être limitée au strict minimum, car elle tendait inévitablement à toucher aussi bien les pauvres non méritants que les pauvres méritants et donc à encourager « les vices et l’indolence ». Il en résultait aussi que la charité privée est préférable à la charité publique. De manière schématique : la charité privée est distribuée par des gens qui, en général, connaissent bien la situation personnelle de ceux qui sont secourus. La charité publique est distribuée par une administration qui n’a que très peu de contacts directs avec ceux à qui elle porte secours. La charité privée repose sur le jugement individuel de ceux qui la distribuent : elle peut être facilement modifiée ou retirée lorsque la situation d’un pauvre change ou lorsqu’il s’avère être un « tricheur ». La charité publique repose sur une base légale, qui ne peut pas prendre en compte toutes les situations individuelles, et elle doit obligatoirement être distribuée à tous ceux qui rentrent dans les catégories définies par la loi, même si l’on a de bonnes raisons de penser que certains sont des « tricheurs ».
Mais petit à petit, et surtout après la Seconde Guerre mondiale, des principes contraires furent adoptés. Parmi les élites la nouvelle sagesse devint ceci :
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- La charité publique ne crée pas d’incitation à rester oisif, et quand bien même cela serait le cas il n’est pas vrai que l’oisiveté soit la mère de tous les vices.
- La répression ne fonctionne pas.
- Il est immoral de tenir les individus pour responsables de leurs actes, tout au moins lorsqu’il s’agit des catégories défavorisées de la population.
Pour paraphraser Bernanos, on ne comprend absolument rien à la société contemporaine si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de responsabilité personnelle.
La conséquence est que les pauvres furent, du point de vue moral, homogénéisés. Plus de distinction entre pauvres méritants et pauvres non méritants. Entre ceux qui agissent de manière responsable et ceux qui agissent de manière irresponsable : les pauvres sont tous, d’abord et avant tout, des victimes.
Les agents de l’État-providence se mirent donc en devoir d’apprendre aux pauvres que ceux qui sont sans ressources ne sont pas responsables de leur situation, que l’aide sociale est un droit, et qu’il ne faut pas avoir honte de réclamer ses droits.
Retirer la satisfaction de la fierté
Mais si être aidé cesse d’être embarrassant, une sorte d’aveu d’échec et de faiblesse, alors s’en sortir par soi-même cesse d’être honorable. Si ceux qui vivent des aides sociales ne doivent jamais être considérés comme responsables de leur situation, alors ceux qui parviennent à se suffire à eux-mêmes ne peuvent pas non plus retirer de fierté du fait d’être indépendants. Autrement dit, l’État-providence a peu à peu ôté aux pauvres honnêtes et travailleurs la principale récompense de leur honnêteté et de leur labeur.
Outre le salaire, la satisfaction morale qui s’attache au fait de subvenir par soi-même à ses besoins et à ceux de sa famille est, en effet, la plupart du temps, la seule satisfaction que peuvent procurer les emplois situés en bas de l’échelle salariale. Des emplois qui, en plus d’être mal payés, sont aussi, le plus souvent, répétitifs, salissants, pénibles, voire dangereux.
Cette satisfaction, cette fierté légitime de ne pas dépendre d’autrui pour sa subsistance a beau être immatérielle, elle n’en est pas moins très réelle et elle était traditionnellement renforcée par les louanges accordées par la communauté à ceux qui se conduisaient de manière responsable – revers de la désapprobation publique qui attendait ceux qui se conduisaient de manière irresponsable. Un homme qui occupait un emploi très subalterne et qui, grâce à cela, subvenait aux besoins de son épouse et de ses enfants, pouvait avoir l’impression justifiée qu’il accomplissait quelque chose de réellement important. Qu’il était quelqu’un qui comptait, si bas que puisse être son statut social.
Mais, dans la nouvelle configuration morale dessinée par la culture de l’excuse, le message implicite est que celui qui persiste à exercer un emploi au bas de l’échelle plutôt que d’accepter des aides sociales est réellement un naïf ou un idiot, une dupe du « système ». Non seulement il est désormais effectivement possible de vivre sans travailler, mais en plus vivre sans travailler alors qu’on en est capable a cessé d’être déshonorant.
Allons plus loin. L’État-providence est en général envisagé en termes purement économiques. Il ne s’agit, pensons-nous, de rien d’autre que de demander aux uns une portion de leur superflu pour accorder aux autres le nécessaire. Envisagé en ces termes il est effectivement difficile de lui opposer des objections sérieuses. Pour quels justes motifs refuserions-nous d’aider nos frères dans le besoin alors que nous sommes dans l’abondance ? Nous pouvons discuter du montant du chèque, mais guère de son principe.
Transferts économiques contre transferts sociaux
Cependant, cette manière de concevoir l’État-providence est largement trompeuse. Les transferts opérés par l’État-providence sont, certes, en partie des transferts monétaires des catégories plus aisées de la population (en pratique essentiellement les classes moyennes) vers les catégories moins aisées. Mais les transferts sont également non monétaires, et ils ont lieu à l’intérieur des catégories défavorisées. Les catégories les plus favorisées ordonnent ces transferts, mais ce sont les pauvres qui doivent en payer le prix.
Prenons le cas de l’école. Personne n’ignore que les règles de vie à l’école ont été considérablement modifiées depuis les années 1960. Ces modifications, qui rendent beaucoup plus difficile de punir et d’expulser les élèves perturbateurs, étaient motivées officiellement par le désir d’aider ces élèves perturbateurs, qui étaient considérés avant tout comme des victimes. Leur comportement s’expliquait, disait-on, par la situation socialement défavorisée qui était la leur et les punir pour ce comportement revenait à les punir d’être pauvres. Les élèves indisciplinés devaient donc rester à l’intérieur de l’école. La conséquence évidente est que la discipline à l’intérieur des salles de classe accueillant ces élèves « issus de milieu défavorisé » s’est beaucoup dégradée, pour ne pas dire que, dans trop de cas, elle a purement et simplement disparu et qu’il y est devenu impossible d’enseigner et d’apprendre.
Cette modification des règles ne coûte, a priori, pas d’argent à la collectivité, et cependant un transfert a bien été effectué. Pour améliorer la situation des élèves perturbateurs, nous dégradons la situation des élèves travailleurs et disciplinés. Nous opérons un transfert immatériel des bons élèves vers les mauvais élèves. Les mauvais élèves restent à l’école, mais les bons élèves ont plus de difficulté à apprendre puisque l’ambiance de la classe s’est dégradée.
En pratique ce transfert a presque toujours lieu des enfants issus des catégories défavorisées vers d’autres enfants des catégories défavorisées, en tout cas certainement pas des catégories supérieures vers les catégories inférieures. Le fils de pauvre qui est disposé à écouter ses professeurs, à travailler et à apprendre, doit abandonner l’opportunité de s’instruire et de s’élever par l’école pour que le fils de pauvre qui n’est pas disposé à travailler et à apprendre puisse rester dans la même école que lui. Il ne saurait en effet être question de bâtir des filières différentes pour ces deux types d’élèves : les mêmes principes qui ont conduit à modifier les règles de la discipline scolaire conduisent aussi à refuser toute « ségrégation » scolaire, c’est à dire à séparer les bons élèves des mauvais.
Lorsque des délinquants « issus de milieu défavorisés », selon l’expression consacrée, sont laissés en liberté sous prétexte qu’ils sont avant tout des victimes du « système », les risques d’être victime de la criminalité augmentent avant tout pour les gens pauvres qui vivent dans les mêmes quartiers que ces délinquants. Ce sont eux, et non pas les catégories favorisées de la population, qui doivent abandonner une large part du bien que l’on nomme « sécurité » afin que les jeunes délinquants n’aient pas à être punis. Lorsque les programmes de formation professionnelle sont conçus en fonction des capacités des plus médiocres, ce sont les pauvres les plus capables qui doivent abandonner l’opportunité de développer leur potentiel professionnel. Lorsque les politiques sociales instillent l’idée que certains emplois sont trop dégradants pour être occupés, ce sont les pauvres qui préfèrent occuper ces emplois plutôt que de dépendre de la charité publique qui doivent abandonner une partie de ce qui faisait leur dignité personnelle.
D’une manière générale, l’État-providence a effectué des transferts considérables entre les pauvres : des pauvres les plus capables vers les pauvres les moins capables, des pauvres les plus honnêtes vers les pauvres les moins honnêtes, des pauvres les plus responsables vers les pauvres les moins responsables. En retour, l’État-providence a uniquement donné à ces pauvres que l’on appelait traditionnellement méritants la seule chose qu’ils n’auraient jamais demandée : un accès plus facile à la charité publique.
Perversité morale d’un système sans responsabilité
Un système de protection sociale qui ne porte aucun jugement moral en allouant ses subsides peut sembler très compatissant, mais il est en réalité profondément pervers et immoral. Parce qu’il démoralise, à tous les sens du terme, ceux qu’il prétend aider. Parce qu’il les prive peu à peu du respect de soi qui est la condition nécessaire pour s’améliorer soi-même. Parce que, comme l’écrit Theodore Dalrymple, il enferme un grand nombre de ses bénéficiaires dans « des sortes de limbes dans lesquelles ils n’ont rien à espérer et rien à craindre, rien à gagner et rien à perdre. Une vie vidée de son sens. »
Nous nous plaignons souvent que « l’ascenseur social » soit « en panne » et nous estimons que cela justifie l’existence d’un tel système très étendu de protection sociale, à titre de compensation. Mais l’une des raisons essentielles pour lesquelles « l’ascenseur » est cassé, c’est précisément notre « modèle social » soi-disant si généreux et qui en réalité coûte si cher à ses bénéficiaires. Il n’a jamais existé « d’ascenseur social », à savoir un mécanisme qui élèverait automatiquement et sans effort ceux qui montent dedans. Il peut exister tout au plus une échelle ou un escalier social, grâce auxquels certains de ceux qui sont en bas parviennent à s’élever au prix d’efforts plus ou moins grands. La notion même « d’ascenseur social » est typique d’une société démoralisée par l’État-providence, et elle est de ces notions qui contribuent puissamment à décourager les pauvres d’essayer d’emprunter l’escalier. Nous ne pouvons sans doute pas rendre de pire service aux moins favorisés d’entre nous qu’en leur apprenant, implicitement ou explicitement, qu’ils sont impuissants à améliorer leur vie par leurs propres efforts et qu’ils ont besoin qu’un État tutélaire leur tienne constamment la main.
En guise de conclusion, de toutes les considérations qui précèdent, on ne saurait déduire une réforme précise, clef en main, de notre « modèle social ». Une telle réforme sera nécessairement très complexe dans ses modalités pratiques. Beaucoup d’éléments contradictoires devront être pris en compte, beaucoup de compromis devront être passés. Il faudra naviguer dans une mer déchaînée et éviter de nombreux écueils. Mais nous n’arriverons jamais à bon port si nous n’avons pas, dès le départ, le bon compas moral pour nous guider.