De Marion Duvauchel, Historienne des religions :
On parle peu du ciel chez les chrétiens, il est vrai que les questions temporelles sont un tel sujet d’inquiétude qu’on oublie de parler de l’Eternel. Le ciel est une idée que nous avons en commun avec la doctrine bouddhiste. Le leur est un lieu de félicité à intensité croissante : à mesure que l’on s’élève, les éléments de jouissance édénique ne font que s’amplifier, notamment dans le Ciel des Yama, puis dans le Ciel des Toushita, les « Satisfaits », ensuite dans celui des dieux « qui jouissent de leurs propres créations », enfin dans le domaine des dieux capables « de jouir des créations des autres ». Les dieux des étages suprêmes sont des êtres indéfinissables qui flottent dans l’infinitude de l’espace, dans l’infinitude de la pensée, dans le domaine du néant et dans celui où il n’y a ni notion ni absence de notion.
Le dévot bouddhiste européen médite… Prier est une activité réservée à ce petit reste un peu « vintage » qui récite le rosaire, formule tout un tas d’intentions de prières dans le cadre de groupes divers, d’âges divers, diversement colorés. Il y a dans cette mentalité nouvelle des convertis à la méditation bouddhique une sorte de dédain envers la familiarité ancienne qui était la nôtre pour les saints du ciel. On leur cassait la tête avec nos misères et nos besoins, on se tournait vers eux pour leur demander de nous accorder telle ou telle faveur et ils s’en accommodaient. C’était sans aucun doute un peu primitif et cela demandait à être purifié mais dans la masse des demandes diverses, il devait bien y en avoir quelques-unes de justes. Surtout ces demandes particulières plus ou moins légitimes étaient en quelque sorte absorbées dans la grande prière universelle de l’Eglise. La mentalité rationnelle, anémique et aseptisée qui a remplacé cette mentalité primitive est singulièrement proche de la mentalité des vieux bouddhistes de Bodh Gaya et de Sanci. L’introduction de ces techniques de méditation issues d’une religion dont on ignore presque tout, a été facilitée par cet effacement de la piété populaire. Or, elle est une pièce indispensable à la vie de l’Eglise militante, (comme d’ailleurs elle est indispensable au bouddhisme constitué, la preuve c’est qu’il l’a rajoutée).
Alors je reprends ici une idée du philosophe Jacques Maritain, idée demeurée vacante, théologiquement non labellisée, mais que l’on a le droit d’examiner et même d’admettre parce que c’est notre souveraine liberté. On trouve cette idée dans le volume XIII de ses oeuvres complètes: « Approches sans entraves ». Bien sûr, il était encore un petit peu entravé par la déférence envers les exégètes et ceux qu’il nommait « le personnel de l’Eglise ». Mais enfin, il y avait en lui « l’intrépidité de la raison » et c’est une raison de le lire et même de l’aimer. Le monde chrétien considère que ce qui fait la béatitude des saints du ciel, c’est la vision de l’essence divine. C’est l’essentiel bien évidemment mais ce n’est pas le tout de leur vie. Comme le Verbe incarné avait sur la terre une vie divine et humaine à la fois, de même les bienheureux au ciel sont entrés dans la vie divine elle-même et dans la joie divine par la vision mais ils y mènent aussi, pénétrée par le rayonnement de cette vision, une vie humaine glorieuse et transfigurée. Ils aiment Dieu par nécessité de nature et sans que leur libre arbitre ait à s’exercer. Mais vis-à-vis de tout le reste, de tout l’univers des créatures, ils continuent d’exercer leur libre arbitre, ils agissent librement sans pouvoir pécher.
D’autre part, il y a entre eux et avec les anges une communication intellectuelle sans parole (ils n’en ont plus besoin) dépendant du libre arbitre de chacun. Chaque bienheureux est maître des pensées de son coeur et les ouvre librement à qui il veut. Et c’est pourquoi il n’y a rien que de rationnel dans ces miracles que l’on attribue à tel ou tel saint, dans ces demandes que l’on destine à certains plutôt que d’autres parce qu’on les juge plus prédisposés que d’autres (par toute leur existence terrestre) à comprendre telle souffrance particulière et à intercéder pour celui qui la traverse. Il y a une vie humaine de gloire et des interactions humaines de gloire pour les âmes séparées. L’amour qu’ils avaient sur la terre pour ceux qu’ils aiment — et ils sont nombreux — ils l’ont gardé au ciel, transfiguré, non aboli par la gloire.
A ceux qui choisissent les froides arcanes de la méditation bouddhique, il n’est pas inutile de rappeler l’une des composantes de la prière chrétienne : la communion des saints. Il n’existe pas de communion des Bodhisattvas, pourtant aussi innombrables que les saints du ciel des chrétiens, à se demander si leur ciel est assez large pour contenir toutes ces flopées de sous-bouddhas sortis de la ronde du samsara.
Contrairement à la méditation bouddhiste, la prière chrétienne n’est pas seulement pour soi, elle est pour les autres, pour tous les autres. Cette prière prescrite à chacun, Dieu en forme un immense réservoir de grâce, dont à la prière des anges et des bienheureux, il distribue les effets en tous les coins de la terre. La sainte Vierge Marie est la grande trésorière de ce réservoir de consolation et de présents divers. Et tout cela constitue une aide et une protection, à tel ou tel moment, dans telle ou telle circonstance et à d’innombrables moments. Et cela touche ceux qui ne demandent pas ou ne demandent plus. S’ils n’ont pas beaucoup reçu, c’est qu’ils ont peu demandé.
Le méditant ne demande rien, il est bien au-dessus de toute cette triviale supplication. Mais il n’est pas abandonné pour autant. Ces âmes ont leur privilège à elle, qui témoigne des moeurs de la divine transcendance et provient du caractère paradoxal des voies de la miséricorde de Dieu. Dieu nous préserve de méditer pour eux, qu’il nous donne au contraire de prier pour que quelque ange ou quelque bienheureux profite d’un moment, — il suffit d’un tout petit moment—, et envoie un « lumen », une lumière qui fond sur l’intelligence, l’éclaire, et qui parfois va jusqu’au coeur, le transperce et le renouvelle. Il y faut parfois quelques larmes.
Dans le régime bouddhiste, on ne peut réfléchir à l’essence des choses : l’essence des choses s’évanouit dans la méditation ; pas davantage on ne peut réfléchir à leur existence : elle se dissout dans l’inexistence de tout être pensant. Si cette religion gagnait, cela signifierait la dissolution de tout ce que la pensée chrétienne a lentement et patiemment élaboré au long des siècles : l’outillage et les notions centrales de notre thesaurus philosophique comme la rude ascèse philosophique qui a, au moins jusqu’au Moyen âge, façonné cette discipline. Sans parler des pratiques de l’oraison, de la montée de l’âme à travers sept demeures ou de la « Montée au Carmel, » tous enseignements spirituels qui valent largement les mantra et les visualisations.
Cette histoire culturelle et ses 2000 ans d’expérience ascétique, avec ses faiblesses et ses inévitables errements, trois armées ont entrepris de la détruire : la première et la mieux organisée est celle de l’islam ; les secondes, (car cette seconde armée s’appelle « légion ») sont celles de notre arrogante laïcité.
La troisième armée est encore peu visible, c’est celle qui médite et décore jardins, salons de coiffure et cabinet de kinésithérapie avec des statues du Bouddha; celle qui fait entrer la méditation dans les écoles pour essayer de pacifier des enfants élevés dans le bruit et la fureur; celle qui s’identifie à l’icône au sourire suave, symbole même de l’humanité auto-suffisante, auto-référence qui nous est vantée comme un ultime accomplissement appelé à assumer en elle le triste christianisme agonisant.
O pôvre, comme on dit chez nous… ce qui veut dire « Prends-pitié de nous Seigneur ».