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Culture

De Maurras à Zemmour : entre tentations identitaire et dévote

De Maurras à Zemmour : entre tentations identitaire et dévote

Le dernier livre d’Eric Zemour (La messe n’est pas dite, Fayard) et quelques polémiques récentes ont fait ressurgir le vieux débat entre identité française (culturelle) et foi catholique (évangélique) dans une aporie souvent mal posée. Il n’est pas inutile de rappeler l’approche que faisait Jean Madiran de cette question disputée, telle que la résume ici Rémi Fontaine dans cet extrait de son essai Itinéraires de Chrétienté avec Jean Madiran (Presses de la Délivrance).

… Si la vertu de piété est rattachée comme devoir à la vertu principale de justice, sa qualité dépend aussi du secret propre à l’amitié que ces vertus appellent : « Aime et fais ce que tu veux », résume parfaitement saint Augustin. Nous en venons ainsi, indirectement mais analogiquement, à la grande leçon et au dessein politiques du Pius Maurras mis en relief et repris par Madiran, selon son interprétation catholique : faire en sorte que les Français recommencent à s’aimer. Non pas entre eux – cela va de soi comme impératif – mais eux-mêmes, en tant que fils de France, héritiers du même être historique, d’un patrimoine matériel et moral, un capital transmis, avec l’esprit de civilisation et de piété que cela suppose. Le reste, alors, ne viendrait-il pas de surcroît ?

Voilà qui peut paraître, certes, insuffisant pour un catholique qui ne veut pas le demeurer à moitié. Car cela semble s’opposer directement à l’apostrophe du Christ : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu… ». Peut-on, comme Maurras, défendre le catholicisme sans avoir la foi, au nom du « politique d’abord » ? Ou plus exactement : peut-on défendre les effets temporels du catholicisme, la culture chrétienne de la France sans avoir la foi, en chrétiens sociologiques « se rattachant davantage aux marqueurs rituels et culturels qu’à la foi » ?

C’est la question que pose Erwan Le Morhedec dans un pamphlet retentissant – Identitaire : le mauvais génie du christianisme (Seuil, 2017) – à l’adresse de ceux qu’il appelle les (chrétiens) identitaires, reprenant à sa manière les accusations anciennes faites contre les maurrassiens avec leur fameuse loi du rempart : « Catholiques par calcul et non par conviction, (ils) se servent de l’Eglise, ou du moins, ils espèrent s’en servir, mais ils ne la servent pas » (cardinal Andrieu).

Assurément, il manque incontestablement un « supplément d’âme », une dimension de vie surnaturelle à de tels avocats de la Chrétienté et leurs dérives naturalistes ou positivistes sont fréquentes. Madiran, comme le rappelle Danièle Masson dans la biographie intellectuelle qu’elle lui a consacrée, n’a pas ignoré de telles dérives et de telles tentations qui, « au lieu d’aller, comme lui [Maurras], du “politique d’abord” à la conversion, fait reculer des catholiques… de la foi vécue en Jésus-Christ jusqu’au “politique d’abord” ». C’est la tentation de surseoir à la réforme intérieure (« commencer par soi ») au prétexte de la priorité (à un autre degré dans l’ordre des moyens) de la réforme politique. Tentation d’un rempart pour protéger la cathédrale mais seulement comme un musée ! Tentation d’une croisade sans croix. De crucifix ou de crèches sans Jésus : vrai Dieu et vrai homme ! Que vaut la priorité politique sans la primauté intérieure et vécue du spirituel ? Mais ce n’est pas Maurras qui est ici en cause : le reproche s’adresse non pas aux agnostiques ou aux incroyants « identitaires » mais aux catholiques pratiquants qui ne savent pas assumer Maurras en le dépassant, surnaturellement. Et qui deviennent, coupablement en effet, une certaine catégorie de pharisiens de la religion.

Or la même objection vaut en sens inverse pour les catholiques qui oublient  d’« inculturer » leur foi dans la nation, par un surnaturalisme désincarné ou un universalisme hors-sol, dédaignant la sagesse charnelle des nations. C’est, face à Le Morhedec, l’argumentation par exemple de Laurent Dandrieu dans son livre L’Eglise et l’immigration : le grand malaise (Presses de la Renaissance). Lequel s’oppose pour le coup à la tentation de la croix sans croisade, de la grâce sans la nature, désirant la semence sans un terrain préparé ! « Mieux vaut prud’homme que bigot », avertissait déjà saint Louis. Tentation « dévote » que stigmatise remarquablement Péguy pour sa part :

« Parce qu’ils n’ont pas la force d’être de la nature ils croient qu’ils sont de la grâce. Parce qu’ils n’ont pas le courage temporel ils croient qu’ils sont entrés dans la pénétration de l’éternel. Parce qu’ils n’ont pas le courage temporel ils croient qu’ils sont entrés dans la pénétration de l’éternel. Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être du monde ils croient qu’ils sont de Dieu. »

N’est-ce pas là le cœur de « l’hérésie du XXème siècle » démasquée par Madiran qui est le rejet de la loi naturelle par inadvertance ou disqualification délibérée de la part des clercs et des évêques eux-mêmes ?

Oui, à strictement parler, on ne naît pas chrétien, on le devient. Oui, la foi est un don libre que nous recevons librement : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi. C’est moi qui vous ai choisis » (Jn 15, 16). Mais, comme dit Jean Madiran :

« Notre liberté s’exerce, même ici, selon la condition humaine et non selon la condition angélique ; c’est-à-dire qu’elle s’exerce à l’intérieur et par l’intermédiaire d’un statut historique et social ; par les parents qui ont la liberté, le droit, la charge de décider du baptême… »

Nonobstant les baptêmes d’adultes, qui auront toujours lieu par conversion, on devient ainsi chrétien le plus souvent par la volonté libre et responsable de ses parents. Et c’est par le statut culturel et la transmission qui en découle, qu’il appartient aussi aux nations chrétiennes de demeurer ou non fidèles à leur « baptême national » par métaphore, fortifié ou non par le don de la foi reçu librement par chaque fidèle. La citoyenneté du Royaume, parce qu’elle rencontre et croise temporellement la citoyenneté des nations, est aussi à sa manière un fait d’héritage, qui n’empêche pas, bien au contraire, le don et le choix de conscience de la foi. Le nom de baptême n’enlève pas le nom de famille. Si le baptême d’une nation ne lui retire pas son identité, l’apostasie de cette nation chrétienne entraîne inversement sa perte d’identité, contre laquelle il est juste est salutaire de résister, comme y incitait Jean-Paul II. « Dites-leur de rester arméniens pour rester chrétiens », pouvait dire ce fils de la nation polonaise à Mgr Ghabroyan, invitant aussi les Français à le demeurer en préservant le « trésor de l’âme française ».

La grâce n’abolit pas la nature, y compris la nature politique de l’homme qui s’exprime dans la vérité du bien commun des nations et des civilisations. On préfère bien sûr ceux qui défendent par exemple la culture des crèches de Noël avec foi que sans foi. Mais pourquoi reprocher à ces derniers cette défense, même insuffisante, et ne pas s’allier avec eux dans cette promotion culturelle, sur ce que Benoît XVI appelait le « Parvis des Gentils » : un espace de concorde où les hommes contemporains puissent en quelque sorte accrocher leur charrue à l’étoile du vrai Dieu « sans le connaître et avant d’avoir trouvé accès à son mystère » ? Pourquoi pourrait-on s’allier œcuméniquement avec des musulmans et des athées contre le « mariage pour tous » et non avec des agnostiques dits « identitaires » contre le laïcisme ou l’islamisme conquérants, menaçant à la fois notre culture chrétienne et notre nature humaine ?

Madiran l’avait dit : le problème n’est pas celui des incroyants, surtout lorsqu’ils sont de bonne volonté, défendant l’ordre naturel et culturel (chrétien) à leur niveau temporel de citoyens. Il est celui de citoyens catholiques qui, en tant que citoyens, défendent ce même ordre en faisant l’impasse sur l’ordre surnaturel (eschatologique), comme s’il n’y avait pas eu de Révélation et de Rédemption. Ou qui, en tant que catholiques, défendent au contraire l’ordre surnaturel, mais comme s’il n’y avait pas d’ordre naturel et culturel, confondant la société des nations qu’est le monde avec la société surnaturelle de personnes qu’est l’Eglise. Il faudrait être citoyen du monde comme on est dans l’Eglise universelle : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme… » (saint Paul).

Si le Corps mystique de l’Eglise, présent dans la cité, société naturelle de familles, doit forcément agir sur elle, c’est comme une âme dans un corps temporel, qui lui n’est pas mystique ni glorieux ! On ne saurait, par un mondialisme ou un universalisme absurdes, emprunter ici-bas et dès maintenant l’universalité de l’autre monde : « A la résurrection on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme les anges dans le ciel » (Mat, 22, 30).

L’abbé Ratzinger l’écrivait ainsi en 1977 : « Le royaume de Dieu n’est pas une norme de l’action politique, mais une règle morale de cette action. » Autrement dit : si le christianisme a apporté le principe nouveau de la loi d’Amour en morale, assumant surnaturellement la loi naturelle, il n’a pas changé le principe du bien commun temporel en politique tel qu’explicité par Aristote avec ses exigences propres, notamment en matière d’immigration. L’ordre de la grâce agit indéniablement sur le terrain politique en charité politique sans transformer la consistance propre du politique, comme tel, qui n’est pas la morale surnaturelle. C’est ce qui permet l’union politique des catholiques et des non-catholiques sur cette base de la loi naturelle, en dehors d’un parti confessionnel, car l’unité politique d’esprit catholique intègre les incroyants à ce niveau-là, sans que les catholiques aient besoin pour cela, au contraire, de mettre leur foi dans la poche. La loi naturelle, depuis la Rédemption, devient « participation » à l’ordre surnaturel où convergent nature et grâce, comme l’a dit le Pasteur commun Pie XII.

« Les pas des légions avaient marché pour lui… Les rêves de Platon avaient marché pour lui. » Rome et Athènes préparaient la venue du Christ. Ce que Péguy a admirablement développé dans Eve ne se produit plus dans le passé mais plus mystérieusement dans le présent avec des artisans de la droite raison ou de l’ordre naturel et chrétien… sans la foi. En dépit du fait historique de la Rédemption – « Il est venu dans son domaine et les siens ne l’ont pas reçu » ! –, ceux-là marchent toujours malgré tout pour lui, sans le connaître surnaturellement dans sa plénitude. Ils marchent non plus avant (comme hommes de l’adventus) mais derrière lui, dans l’empreinte civilisationnelle et sociétale qu’a laissé son passage, « apologètes de l’extérieur », comme dit Gérard Leclerc. Il n’empêche que cette alliance de tels défenseurs « identitaires » de la loi naturelle avec les témoins universels de la loi surnaturelle (ratio et fides) rejoint l’intuition de Péguy. L’arbre de la nature et l’arbre de la grâce (« raciné profond ») « ont lié leurs troncs de nœuds si solennels » :

« Ils ont tant confondu leurs destins fraternels

Que c’est la même essence et la même nature. »

N’en déplaisent à Le Morhedec et à ses porte-voix, le « compromis nationaliste » n’est pas une compromission catholique, comme l’a démontré Madiran par son œuvre. Ce compromis propose en l’occurrence non pas un rempart mais un pont ou un « parvis », où puissent se retrouver les coopérateurs de la vérité, fidèles et « infidèles » ou agnostiques, à différents niveaux, afin d’ordonner autant que possible le bien commun temporel au Bien commun surnaturel qui est le Dieu d’Amour.

Rémi Fontaine

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