Le livre Demeure, un seul mot à la fois nom commun et impératif du verbe demeurer, a été publié par François-Xavier Bellamy en octobre 2018 chez Grasset. C’était donc avant son intronisation comme tête de liste LR aux prochaines élections européennes. C’était surtout juste avant le début du mouvement dit des Gilets jaunes.
Ce livre est dans la lignée de ceux déjà parus comparant le « pré-moderne » avec le moderne, ou le conservateur avec le progressiste, ou encore l’homme classique avec le contemporain (Chantal Delsol, Le souci contemporain (1996).
En bon philosophe, F-X. Bellamy resitue d’abord dans l’histoire des idées, le camp de l’être opposé aux partisans du flux ; aboutissant à la victoire (posthume) d’Héraclite, de Copernic, de Galilée et enfin de Thomas Hobbes (ce dernier dans la 1èremoitié du 17èmesiècle) : l’affirmation du changement comme loi fondamentale, dans un mouvement qui n’a pas de fin et qui n’a pas non plus de but : « Abandonner la course, c’est mourir » (T.Hobbes).
Il a paru intéressant de relire ce livre en essayant de le relier à une compréhension du mouvement des Gilets jaunes.
Le mouvement est une valeur, la cristallisation de la modernité. Sans doute même LA valeur de la modernité. On le retrouve aussi pour les Gilets jaunes et jusque dans le nom En Marche qui, sur son site internet, se définit bien comme un « Mouvement » et non comme un parti (ce sont les partis qui sont reconnus par la Constitution).
La vertu antique consistait à s’affranchir de son époque ; la vertu moderne consiste à être assez adaptable, assez souple, assez plastique pour coïncider absolument avec elle. La mode est la morale des modernes et ne pas vouloir s’adapter est une faute morale; cette faute s’exprime assez joliment dans le dilemme suivant : « être mobile ou demeuré ». Être demeuré, une faute : où l’on retrouve peut-être une des clés de l’incompréhension entre Gilets jaunes et pouvoir politique : les condamnationsémanant du pouvoir ne tiennent pas à des visions politiques, ni même à des analyses économiques, elles sont perçues d’abord comme des jugements moraux. C’est le syndrome des « foules haineuses ».
Et pourtant, les « demeurés » (et on en a vu beaucoup, longtemps, sur les ronds-points, d’ailleurs souvent dans des demeures précaires) ne sont pas pour autant déraisonnables : le mouvement perpétuel (le sous-titre du livre est : Pour échapper à l’ère du mouvement perpétuel) engendre le malaise. Notre optimisme (qu’on pourrait appeler aussi progressisme) est un nihilisme qui décrète que ce monde ne vaut rien puisque tout autre monde sera meilleur. C’est une forme particulièrement achevée de ressentiment, une incapacité maladive à accepter le réel, à le reconnaître, à dire « oui » à ce qu’est le monde et à ce que nous sommes en lui. La religion du progrès a pour conséquences nécessaires à la fois l’érosion, la neutralisation du politique et l’intensification des conflits (cf attente de réponse politiqueà la crise des Gilets jaunes).
Quand la politique se dissout dans l’économie pour s’adapter de façon continue à un monde qui change, non seulement elle reconnaît qu’elle n’a plus le pouvoir, mais qu’elle ne veut plus le prendre. « En interdisant toute alternative, en nous imposant comme seule politique possible l’administration technique des changements sans fin qu’exige de nous la compétition des marchés, la domination de l’économie ne peut que constituer une crise démocratique majeure ». Intensification des conflits, réponse politique toujours en attente, crise démocratique, nous sommes bien au cœur du mouvement des Gilets jaunes.
En réalité, quand on accepte le réel, on s’aperçoit que seuls existent le présent, et le passé qui se condense en lui. L’avenir n’existe pas. C’est cela d’ailleurs qui fonde notre définitive, notre écrasante et magnifique responsabilité : c’est cela aussi qui fonde la nécessité de la politique.
Et, contrairement à l’entendement de ceux qui n’y voient que terrain d’expérimentation et de bouleversement,
« ce monde qui nous entoure, ce présent, ce prochain, est un trésor infini, et infiniment fragile. Notre vie ordinaire suppose des conditions qui nous paraissent évidentes, mais qui reposent en réalité sur d’innombrables miracles. Sans eux serait rapidement menacée notre capacité à vivre en société, mais aussi notre existence individuelle, notre survie même. Ces miracles nécessaires sont aussi irremplaçables…. Pour que de tels ajustements s’opèrent et que la vie s’y déploie, il aura fallu un temps dont l’ampleur dépasse l’échelle de l’action et même de la conscience humaine. Nous mesurons seulement l’infinie précision de cet équilibre stabilisé dans la durée, à la rapidité avec laquelle il se dérègle quand nous en modifions le moindre paramètre ».
C’est ainsi dans ce monde la différence entre une demeure et un logement, entre un métier et un emploi.
Il faut alors retrouver le sens authentique de la politiquequi consiste moins à transformer qu’à transmettre, et donc à ne pas détruire :
« notre propre humanité ne nous appartient pas : nous ne l’avons pas produite. Elle n’est donc pas à notre disposition ».
A la passion du changement, ce n’est pas la passion de l’immobilité qui doit répondre, mais la sagesse d’un discernement. Où allons-nous ? Quel est le but de notre action ? Quelle est la fin de nos mouvements ? Visons-nous le bien, le bonheur, la justice ? Il faut que nous soyons certains de poursuivre une finalité qui ne change pas, une réalité qui demeure.
Il nous faut retrouver aussi ensemble le sens du réel. Contempler le réel, c’est renoncer pour un temps à le transformer. C’est la plus grande question politique aujourd’hui : accepterons-nous que quelque chose nous précède ? Serons-nous capables de reconnaître ce dont nous héritons et de travailler à le transmettre ? Ou poursuivrons-nous dans ce mouvement perpétuel, qui veut que tout ce qui est antérieur à nous soit continuellement transformé, remplacé par du nouveau, rendu liquide et mobile, pour mieux devenir l’effet de notre désir immédiat ?
Pour F-X. Bellamy, cela suppose que nous retrouvions ensemble le sens des mots. Et cela revient à dire que la véritable urgence politique est, en réalité, poétique.
Ce qui expliquerait le sentiment diffus actuel qu’aucune mesure économique, aucune mesure dite politique ou démocratique ou citoyenne (pourquoi pas tout simplement « civique » ?) n’est à même de répondre à l’urgence exprimée par les Gilets jaunes. Il faudra scruter les conclusions du « grand débat » pour tenter d’y rechercher réel, soin pour le monde qui nous entoure, discernement d’une alternative et d’une finalité commune.
Michel
Le seul hic, c’est que F-X Bellamy apparaît de plus en plus comme un otage au sein de LR, la caution catho-conservatrice des libéraux pro-avortement et pro-PMA-GPA : à ce jeu-là, il est sûr de perdre, sinon son âme, du moins toute sa crédibilité. Dommage…
Michel
Plutôt : “que le “bât” (et non le “bas”) blesse”, si vous me permettez…