De Thierry Buron dans Conflits :
Si les Rois mages sont très connus, leur historicité est entourée d’incertitudes et de mystère. La tradition de la crèche de Noël, qui revient chaque année depuis le XVIIIe siècle dans les églises et les foyers du monde catholique, est une représentation de la Nativité avec la Sainte Famille, l’adoration des bergers et des mages, le bœuf et l’âne, et souvent de nombreux autres personnages de la vie locale. Son décor d’étable, de village ou de grotte évoque l’Orient, ou le pays où elle est exposée. Et bien évidemment les Rois mages, dont le nombre a été fixé à trois.
Dans les crèches contemporaines, chacun des trois Rois mages venus adorer l’Enfant-Jésus a un aspect différent, qui suggère des origines géographiques distinctes. Il n’en a pas toujours été ainsi. Pourquoi ces changements, qui ne concernent qu’eux dans les récits et les figurations de la Nativité ?
« Venus d’Orient », mais de quel(s) pays ?
La question de l’identité et des origines doit être évaluée d’abord à la lumière du texte sacré (l’Évangile de saint Matthieu est le seul à mentionner les Rois mages), ensuite d’après les écrits chrétiens postérieurs (apocryphes orientaux, Apocalypse, Pères de l’Église) et les interprétations des théologiens, enfin selon les hypothèses des historiens jusqu’à nos jours. Au cours des siècles, ces auteurs ont confirmé, complété, ou mis en doute la véracité ou même la vraisemblance historique du récit de saint Matthieu concernant les Mages.
L’Évangile (qui nous a été transmis en grec ancien) est concis, mais clair : ils sont « venus d’Orient » et, après avoir adoré l’Enfant-Jésus, « s’en sont retournés dans leur pays » (au singulier, ce qui suggère une origine géographique commune en Orient), « par un autre chemin » afin d’éviter Jérusalem et Hérode. Mais il n’indique ni leur nombre, ni leurs noms, ni le pays d’où ils venaient, ni même la distance, l’itinéraire, ou la durée de leur voyage. On apprend seulement que c’est « en Orient » qu’ils ont vu se lever l’étoile qui les a décidés à partir pour voir « le roi des Juifs », qu’ils sont passés par Jérusalem au palais du roi Hérode pour apprendre le lieu de sa naissance selon la prédiction de l’Ancien Testament, et que la même étoile les a guidés jusqu’à Bethléem, la ville du roi David, également en Judée. Ils ne seraient donc jamais allés en Galilée, malgré l’affirmation de la chanteuse française Sheila (« Comme les rois mages en Galilée »), et de quelques auteurs critiques qui placent la Nativité et l’adoration dans cette région du nord de la Palestine.
À l’époque de la naissance du Christ, en Palestine et dans le monde gréco-romain, l’Orient commençait à l’est de l’Euphrate, ou du Jourdain. En faveur de l’Assyrie-Babylonie-Médie (Empire perse) plaident non seulement l’origine des Mages selon l’Évangile, mais aussi leur fonction d’astrologues, et les noms qu’on leur a attribués par la suite. La fonction de mages est attestée chez les Mèdes et en Perse (mais aussi en Arabie, en Égypte et en Éthiopie). C’étaient une caste de prêtres zoroastriens, également savants, astronomes, et conseillers des rois. Ceux de l’Évangile sont qualifiés de « magos », transcription grecque du mot persan, qui s’est généralisée dans le monde chrétien (les protestants les appellent plutôt « sages »). Ils sont de la même religion, et frères d’après certaines sources. Envoyés par des rois, ou peut-être rois eux-mêmes (depuis Tertullien, au IIIe siècle), ils ne sont sans doute pas venus seuls, vu la richesse de leurs présents, en caravane, dit-on, ou même avec une escorte de 12000 hommes. Des récits et des représentations depuis le Moyen Âge les montrent à cheval (y compris sur les icônes orthodoxes). Des peintres de la Renaissance eurent l’idée d’ajouter une touche d’exotisme à la scène de l’Adoration, en y mettant aussi des chameaux, déjà présent sur des sarcophages des premiers siècles.
Leurs offrandes aussi (l’or, l’encens et la myrrhe) rendent plausible cette origine perse, mais servent d’argument également à l’hypothèse de l’Arabie ou de l’Inde. Un auteur américain récent a voulu démontrer que les Mages venaient du royaume nabatéen tout proche de la Judée (au sud-sud-est), au moyen de divers arguments (l’origine des produits offerts à l’Enfant-Jésus, la présence de mages immigrés de Babylonie, les routes commerciales, et une interprétation sans doute anachronique du concept d’Orient, qui à l’époque était distinct de celui d’Arabie en général. Des Pères de l’Eglise aux IIe-IVe siècles ont opté cependant pour l’Arabie.
Le phénomène extraordinaire du « lever de l’étoile » (qui annonce la naissance d’un roi) sert surtout à tenter de déterminer la date de la naissance du Christ (entre 4 et 6 avant notre ère) par la recension des éclipses, des conjonctions de planètes, des apparitions de comètes et des explosions de supernovas en Orient à cette époque, mais elle peut déterminer aussi l’itinéraire des Mages et la durée de leur voyage de Babylonie jusqu’à Bethléem (au moins quinze jours, voire deux ou neuf mois) : d’Orient à Jérusalem (est-ouest), de Jérusalem à Bethléem (nord-sud, 8 kilomètres), et retour direct en Orient.
Leurs noms aussi peuvent indiquer leur nationalité. Ils sont apparus plus tard, selon le nombre et l’ethnie qui leur ont été assignés. Paradoxalement, les trois noms de Gaspard, Melchior et Balthazar (apparus au VIe siècle chez les Arméniens, repris par la tradition occidentale au IXe siècle, et popularisés en latin à la fin du XIIe), qui ont permis l’attribution tricontinentale actuelle, attestent généralement d’une même origine chaldéenne transmise sous une forme gréco-latine.
La vraisemblance historique tend donc à confirmer le texte sacré ainsi que les récits et l’iconographie des premiers siècles chrétiens encore proches de l’événement : les Mages seraient bien originaires de l’Orient, voire d’une même région d’Orient située dans l’Empire perse. L’origine perse s’impose dans les textes apocryphes depuis le IIIe siècle. L’offrande de présents est une tradition orientale. La naissance d’un Messie a été prédite par Zoroastre. Dans l’iconographie des débuts, les vêtements des mages sont persans, leurs mains voilées sont un rite perse mazdéen de vénération. La mère de l’empereur Constantin aurait ramené à Constantinople les restes des Mages trouvés en Perse ; ils furent ensuite transportés à Milan, et enfin en 1164 dans la cathédrale de Cologne, où ils se trouvent toujours. Vers 1270, le voyageur vénitien Marco Polo visite le monument des tombeaux des Trois Saints Rois dans la ville de Sava en Perse, au sud-ouest de Téhéran. « C’étaient Beltasar, Gaspar et Melchior. Leurs corps sont intacts, ils ont toujours leurs cheveux et leurs barbes ».
Mais dans certaines traditions de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, la variante des trois origines géographiques différentes vient concurrencer la version de l’origine unique. C’est le début d’un processus qui jusqu’à nos jours va conjuguer le chiffre trois non seulement avec les âges, mais aussi avec les origines et même la représentation raciale des Mages. Ce qui est certain, c’est que l’adoration des Mages de l’Évangile, après le refus d’Hérode et des autorités juives de Jérusalem de reconnaître le Messie dans l’Enfant-Jésus, symbolise la future conversion du monde païen, elle-même cause de leur diversification géographique postérieure.
Venus de trois pays d’Orient, puis de trois continents
Le choix du nombre de trois tient un rôle déterminant dans le processus de diversification de leurs origines. Si l’on collecte tous les pays que divers auteurs et traditions au cours des siècles ont désignés comme pays d’origine des Mages, on obtient une liste riche et variée : Assyrie, Babylonie, Médie, Perse ; Arabie (nord-ouest des Nabatéens, Yémen au sud) ; Inde (Taxila au nord, au Pakistan actuel, sur une route de la soie ; ou Piravom au Kérala, dans le sud de l’Inde, où ils ont leurs sanctuaires) ; Chersonèse d’Or (Malaisie) selon un géographe allemand du XVe siècle ; et Afrique (pour la première fois aux VIIIe-IXe siècles, semble-t-il, chez le théologien Bède le Vénérable). À partir du Ve siècle, ils ont avec eux des chameaux, et à partir du XIIIe, on les fait parfois voyager en bateau, car ils viennent de pays païens lointains.
Que dit le nombre sur les origines, dans les récits apocryphes, la théologie et l’iconographie ? Ils sont deux, trois, ou quatre sur les fresques des catacombes de Rome, douze dans des évangiles apocryphes syriaques, et identiques. Le nombre de trois (dans les textes arméniens), qui a fini par s’imposer au Ve, vient sans doute des trois offrandes, dont les théologiens ont souligné le sens symbolique (l’or pour la royauté de l’Enfant-Jésus, l’encens pour la divinité du Fils de Dieu, la myrrhe pour son humanité mortelle). Par la suite, il symbolise les trois âges (IVe siècle), soit sans, soit avec la différenciation géographique et ethnoculturelle. Finalement la tradition s’installe des trois pays, ou régions, ou des trois continents du monde connu au Moyen Âge, et d’une apparence clairement racialisée, depuis les peintures de la Renaissance jusqu’aux crèches de Noël contemporaines. Souvent Melchior, le plus âgé, a une barbe blanche, Balthazar, dans la maturité, une barbe foncée, et Gaspard, le plus jeune, est imberbe. Dans certaines traditions, Gaspard serait roi de l’Inde, Melchior roi de Perse et Balthazar roi d’Arabie. Par la suite, Melchior devient européen, Gaspard oriental, et Balthazar « maure » ou africain. On souligne parfois ces origines par des animaux représentant les trois continents : le cheval, le dromadaire et l’éléphant. Mais les noms donnés aux Mages sont tous « orientaux » (syriaques, chaldéens, babyloniens, arméniens, persans, indo-parthes).
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