Critique impitoyable de son époque, Chesterton n’hésitait pas à voir dans les valeurs du monde moderne des « vertus chrétiennes devenues folles ». Dans le sillage de l’écrivain anglais, Rémi Brague reprend cette expression pour critiquer la modernité dans un ouvrage intitulé Des Vérités devenues folles, compilation de conférences prononcées aux Etats-Unis. Nous ne savons plus pourquoi nous poursuivons le Bien, privés que nous sommes de toute référence ultime. Les développements positifs de la modernité dont nous bénéficions – la santé, la liberté, la connaissance ou la paix – n’obéissent plus à une dynamique rationnelle, car même la notion d’existence humaine est remise en question. A propos de la famille, il écrit :
[…] Deux institutions, l’Etat moderne et le marché, ne peuvent s’empêcher de tenter de briser la famille et de la refondre en fonction de leurs propres besoins. La destruction de la famille est inscrite plus ou moins tacitement à leur agenda. Cela n’a pratiquement rien à voir avec la volonté de leurs supporteurs, qui, dans leur vie privée, peuvent se montrer exemplaires dans leurs propres familles. La raison en est que la famille ne s’inscrit pas dans la cohérence interne qui pousse l’Etat et le marché vers la mise en oeuvre complète de leur propre logique. Et ces deux institutions sont les deux plus puissantes des Temps modernes. […]
[L’Etat moderne] tente de réduire les êtres humains au statut d’individus. […] La forme démocratique qu’a prise l’Etat moderne durant au moins deux siècles met encore davantage l’accent sur l’individu. En privant la noblesse de ses privilèges, elle a rompu les liens entre les générations. En rendant l’héritage de plus en plus difficile par le biais d’une fiscalité de plus en plus lourde, elle rend la richesse plus fluide. Une abolition totale de l’héritage porterait un coup fatal à la famille ou, au moins, la réduirait à la dimension de ce qui est contemporain. […]
L’Etat n’est pas la seule puissance qui menace la famille. Le marché, lui aussi, tente de réduire les gens à des individus qui vendent et achètent, à des consommateurs pour qui tout ce qui existe doit être considéré comme une marchandise à laquelle on donne un prix.