Sans entrer dans la « disputatio » entre Christophe Geffroy (La Nef) et Jean-Pierre Maugendre (Renaissance catholique) sur le « dilemme traditionaliste », simple « rembobinage » historique, près de quarante ans après l’indult Quatuor abhinc annos (octobre 1984) et la Lettre ouverte aux catholiques perplexes de Mgr Lefebvre (avril 1985). Je l’avais interrogé à deux reprises pour Présent, trois années avant les sacres. Replongeons-nous dans ces deux interviews. Relisons aussi (après) ma recension de la pièce allégorique de Michel De Jaeghere, Confiteor ou la paix de l’Eglise (2009). Ces éléments permettront d’apprécier l’évolution des choses, la responsabilité des parties passées ou actuelles et surtout le cruel maintien de cette aporie. – Rémi Fontaine
I- Face aux catholiques perplexes
— Pourquoi cette lettre ouverte aux catholiques perplexes ?
— J’ai été sollicité par M. Bonnier, directeur de la publicité chez Albin Michel, comme je l’avais déjà été il y a quatre ans environ par Roland Gaucher, rédacteur à Minute. Cela n’avait pu alors se faire car nous avions déjà l’intention, avec Mgr Castro Mayer, d’écrire une lettre ouverte mais au pape. Nous l’avons faite en novembre 83.
C’est donc M. Bonnier qui est venu me solliciter de nouveau à Ecône en me proposant ce titre qui m’a plu, car il touche à mon sens ceux qui ne sont pas précisément « traditionalistes » mais qui s’interrogent légitimement sur la mutation de l’Eglise et qui ont besoin d’être éclairés. En outre, les deux papes, Paul VI et Jean-Paul II ont eux-mêmes employé le terme de « perplexité » chez les catholiques. J’espère que ce livre se lira volontiers et qu’il fera du bien à ces catholiques perplexes.
— Cette perplexité qui assaille nombre de catholiques aujourd’hui ne pourrait-elle pas être dépassée par un « saut qualitatif » en avant ? Je pense à la question de Teilhard de Chardin : « Pourquoi les chrétiens actuels ne seraient-ils pas relativement aux croyants de demain les Israélites du Vieux Testament aux chrétiens du Nouveau Testament ? »
— C’est ce que croient d’une certaine manière tous ceux qui sont les inconditionnels du Concile. Ils prétendent qu’on vit un Nouvel Avent, une métamorphose de l’Eglise. Pour eux, il y a vraiment eu une effusion spéciale de l’Esprit à ce moment-là.
Pour nous, c’est évidemment le contraire. Il y a eu une déviation totale. C’est l’esprit protestant qui est rentré dans l’Eglise et la ronge par l’intérieur. Tout se dissout devant cet esprit conciliaire évolutionniste qui use les structures traditionnelles de l’Eglise.
Pour nous, il n’y a qu’une Révélation, qu’un enseignement constant de l’Eglise, qui n’appartient pas au passé et qui n’est pas périmé, car : « Il n’y a ici ni passé, ni présent, ni avenir, la Vérité est de tous les temps, elle est éternelle. » L’Eglise qui est Jésus-Christ répandu et communiqué ne peut changer substantiellement. C’est métaphysiquement impossible.
— Autre comparaison : la perplexité de ces catholiques n’est-elle pas analogue finalement à celle des Romains des V et VIème siècles devant l’« option préférentielle » (comme on dit maintenant) à l’égard des barbares d’hier ? Les choix déconcertants de l’Eglise aujourd’hui – notamment vis-à-vis des pays de l’Est – ne sont-ils pas comparables au choix d’un saint Rémi s’intéressant à Clovis ?
— Comparaison n’est pas raison. Quand l’Eglise « passait » aux barbares, cela voulait dire apporter l’Evangile aux barbares. Comme elle avait essayé de l’apporter aux Romains. Un peu comme saint Paul est passé des Juifs aux Gentils.
Alors que maintenant, on abandonne toutes les forces vives de l’Eglise pour se lancer dans un esprit moderne qui prend ses racines dans des principes tout à fait subversifs. L’Eglise nouvelle ne porte plus ses richesses aux autres. Elle les abandonne pour emprunter les valeurs du monde moderne qui sont des —valeurs encore païennes et même plus que païennes parce qu’elles détruisent la loi naturelle. La nouvelle Eglise ne « baptise » plus la barbarie, la convertissant en civilisation.
— Beaucoup comprennent la légitimité de votre résistance. Mais certains vous reprochent – avec la Fraternité grandissante – de créer une institution parallèle en marge de la hiérarchie officielle, une sorte de “petite Eglise”…
— Cette institution a été faite à l’intérieur de l’Eglise. Nous n’avons fait que continuer ce qui avait été accepté par l’Eglise. Pendant 5 ans, nous avons été reconnus officiellement. Mais les hommes d’Eglise ayant changé et le modernisme ayant envahi Rome en poursuivant la Tradition de l’Eglise telle qu’elle nous avait été léguée par le dernier pape traditionnel qui est Pie XII, nous avons été rejetés, proscrits par le milieu progressiste qui a occupé Rome.
Ce n’est pas nous qui avons créé quelque chose de nouveau contre la Tradition de l’Eglise. Au contraire. C’est parce que nous avons conservé son dépôt que nous nous sommes trouvés dans une situation presque d’illégitimité par rapport aux progressistes qui, en fait, s’éloignent de l’Eglise.
Je sais bien que le grand problème est toujours pour nous celui des relations avec Rome. C’est normal d’ailleurs. Mais la situation est une situation historique qui ne dépend ni de moi ni du pape personnellement j’oserais dire. C’est le fruit de deux courants qui se sont affrontés depuis deux siècles et demi : le libéralisme et le catholicisme. Est venu le moment du Concile qui a ouvert ses portes au premier courant. Le libéralisme a donc pris la place officielle dans l’Eglise. Il a pris le pouvoir. C’est contre lui que nous résistons en union avec tous les papes précédant le Concile. Pour le bien des âmes. En réserve de l’Eglise institutionnelle.
C’est ce que j’ai déjà dit au cardinal Ratzinger : “Peut-être un jour vous profiterez des 250 prêtres que j’ai ordonnés pour en faire sacrer quelques-uns évêques et aider l’Eglise à retrouver sa Tradition.”
— Votre livre paraît juste au moment où le cardinal Ratzinger s’apprête à publier le sien [Entretiens sur la foi] qui reprend, de façon plus organique, les propos qu’il a tenus dans la revue italienne Jésus. Propos qui rejoignent à bien des égards les vôtres. Voyez-vous dans cette convergence le signe d’une éventuelle “restauration” dans l’Eglise ?
— Je le souhaite vivement. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de le dire au cardinal Ratzinger lorsque je suis passé le voir juste avant de partir en Afrique. Je l’avais alors félicité de la description qu’il faisait de la crise actuelle de l’Eglise. Je n’aurais pas osé moi-même faire une description semblable tellement elle est tragique !
Mais j’ai été surpris qu’il prononce certaines paroles qui l’empêchent de venir porter en dernière analyse un secours efficace à l’Eglise actuelle. Disant précisément que, pendant les années 60, l’Eglise a adopté des valeurs profanes qui proviennent de deux siècles de culture libérale. C’est un fait, dit-il, qu’il faut accepter même si cela pose quelques problèmes d’équilibre. Mais on ne peut le refuser. C’est énorme !
Il est évident qu’il se replonge alors dans les sources empoisonnées qui produisent la crise de l’Eglise actuellement, à savoir la liberté religieuse, les droits de l’homme, l’œcuménisme… toutes ces idées modernes qui ont été condamnées par les papes pendant un siècle et demi.
“A quoi bon faire cette description catastrophique de l’Eglise, lui ai-je dit, si vous gardez les principes ?” Il m’a répondu qu’il n’avait pas dit cela de cette façon : “Vous verrez, quand mon livre paraîtra, ce ne sera pas écrit tout à fait de la même façon.” On verra.
Je suis persuadé néanmoins qu’on verra beaucoup de ressemblances avec le mien. Ce sera assez curieux de comparer !
– Etes-vous optimiste, Monseigneur ?
— Je ne vois pas comment tous les évêques qui ont été choisis à Rome à cause de leurs idées libérales pourraient changer du jour au lendemain. Ils ne peuvent changer que devant la catastrophe et les effets désastreux de leurs positions : l’indigence de leur nouvelle liturgie, de leurs nouveaux catéchismes… de leur nouvelle religion.
Quand le cardinal Ratzinger commence à s’effrayer des conséquences de l’action postconciliaire, c’est bon signe ! L’indult d’octobre dernier fait également partie d’un ensemble de réaction qui peuvent tout doucement apporter éventuellement une solution. Ne serait-ce qu’en nous supportant, en nous disant : “Eh bien c’est fini, on ne vous persécute plus, on ne vous frappe plus. On estime que vous apportez quelque chose à l’Eglise. Nous vous reconnaissons à nouveau comme vous êtes. Continuez l’effort que vos faites. Nous vous laissons vivre.” On verra bien comment tout cela se développera avec le temps. Mais il est évident que “l’expérience de la Tradition” ne peut être perdante.
— Où en sont vos rapports avec Rome ?
— Ils voudraient que je fasse une déclaration qui les satisfasse tant du point de vue du Concile que de la liturgie. Ils sont de moins en moins exigeants. Pratiquement ils accepteraient presque la déclaration que je leur offre affirmant ce que je peux dire à la rigueur au sujet du Concile et de la messe. Ce que, du reste, j’ai toujours dit. Nous retrouverions alors une situation canonique légale avec les avantages de cette situation.
Mais j’estime qu’on ne peut pas laisser les choses comme elles sont actuellement, qu’il faut absolument revoir le Concile et la liturgie sous peine d’entretenir, voire même de cautionner “l’autodestruction” de l’Eglise. Une réforme ou plutôt une contre-réforme est nécessaire.
Par exemple quand je dis que j’accepterais le Concile jugé par le critère de la Tradition, cela exclut certains textes du Concile contraires à la Tradition et au magistère de l’Eglise. Et je précise : la liberté religieuse notamment. Mais cela, voudront-ils l’accepter ? (…)
— Quelles sont les solutions que vous proposez aux catholiques perplexes ?
— Le retour à la Tradition, à ce qui a fait la splendeur de l’Eglise pendant des siècles. Sans doute il y avait une crise, mais cette crise d’où venait-elle ? Non pas de l’Eglise ou d’une attitude de l’Eglise elle-même, comme l’ont cru tristement certains prélats, comme le cardinal Suhard par exemple, mais de causes extérieures à l’Eglise.
On s’est empoisonné à croire que c’était l’Eglise qui ne jouait plus son rôle, qu’elle était un ghetto, que les prêtres n’avaient plus de contact avec le monde, qu’ils s’étaient enfermés dans leurs sacristies. Mais c’est la Révolution, c’est la laïcité, la séparation de l’Eglise et de l’Etat qui les a enfermés dans leurs églises.
Alors au lieu de s’attaquer aux vraies sources du mal, les sources extérieures : la franc-maçonnerie, la Révolution française, les idées modernes apostates et contraires au droit naturel et chrétien, on s’est retourné contre soi-même dans une espèce de sado-masochisme qui aboutit à l’auto-démolition de l’Eglise, aux fumées de Satan en son sein.
On a voulu donner mauvaise conscience à tous les prêtres. De cette mauvaise conscience est sorti le désir de trouver une solution. Mais la solution elle était toute trouvée : c’était de revenir aux principes de l’Eglise et leur rendre leur vraie place. Non pas d’abandonner la cure pour aller travailler chez les ouvriers.
C’est pourquoi je m’entête, dis-je à la fin de mon livre. Si mon œuvre est de Dieu, Il saura la garder et la faire servir au bien de l’Eglise. Notre Seigneur nous l’a promis : les portes de l’enfer ne prévaudront contre elle. Et si vous voulez connaître la raison profonde de cet entêtement, la voici. Je veux qu’à l’heure de ma mort, lorsque le Seigneur me demandera : “Qu’as-tu fait de ton épiscopat, qu’a-tu fait de ta grâce épiscopale et sacerdotale ?”, je n’entende pas de sa bouche ces mots terribles : “Tu as contribué à détruire l’Eglise avec les autres.”
(Extrait de Présent du 13 avril 1985)
II- Après l’indult de 1984, comment va la messe ?
— Monseigneur, quel est votre sentiment sur la situation actuelle de la messe traditionnelle après la circulaire du 3 octobre ?
— Si on considère cette situation par rapport à nos groupes, par rapport à la Fraternité, par rapport à notre apostolat, je crois qu’on peut dire qu’il existe 15 à 20 % de fidèles en plus qui assistent maintenant à la messe traditionnelle dans nos chapelles. En ce sens le résultat de ce décret a tout de même été positif pour nous. J’ai eu d’ailleurs l’occasion de le dire au cardinal Ratzinger lorsque je l’ai vu avant de partir en Afrique. Il a paru très satisfait du résultat.
Par contre, je pense que ce serait une illusion de croire que ce décret a été fait pour nous favoriser. Les conditions et le “nullam partem” (1) en témoignent.
— Justement peut-on savoir, sait-on si le caractère inquisitoire de cette circulaire ne va pas contre le désir du souverain pontife en personne (“ipse”) de se montrer favorable (“obsecundare”), comme l’assure le document, aux groupes de prêtres et de fidèles qui demeurent attachés à la messe traditionnelle et notamment les vôtres ?
— Etant donné que le décret est en gestation depuis 4 ans, il y a certainement eu des difficultés. Si ce décret très simple (promis depuis 4 ans déjà par le cardinal Seper) avait reçu toute l’approbation de la curie romaine, il aurait été promulgué en deux ou trois mois.
De plus, il nous avait été présenté par le cardinal avec de toutes autres conditions. Il était fait pour des prêtres et ne passait donc pas par les autorisations des évêques. Il était vu d’une manière beaucoup plus large. Pourquoi ces conditions ont-elles été posées ? Il semble bien que ce soient des oppositions de la part de la Congrégation pour le culte divin et particulièrement de Mgr Noé, son secrétaire, qui soient à l’origine de ces adjonctions qui rendent la circulaire du 3 octobre pratiquement inapplicable.
— Que peut-on savoir de l’attitude réelle du pape ?
— Il est très difficile de savoir ce qu’en pense le pape. Personnellement je ne puis en juger que par l’audience que j’ai eue avec lui un mois après son élection. Le Saint-Père semblait disposé à nous accorder la permission d’utiliser le missel de saint Pie V mais c’est le cardinal Seper qui est intervenu pour l’en empêcher et le pape n’a pas résisté.
Pour lui c’était une question disciplinaire. Ne considérant pas cela comme ayant un rapport direct avec la foi, il n’était pas gêné de penser personnellement que des groupes pouvaient encore utiliser le missel ancien. Mais son entourage a sans doute d’autres préoccupations et se rend bien compte que s’ils abandonnent la question de la liturgie et qu’on retourne à la messe ancienne, ce n’est plus seulement la messe qui va y passer mais tout ce qu’ils ont fait depuis le Concile.
— Avez-vous eu connaissance de cette commission de huit cardinaux qui aurait été instituée par le Saint-Père avant la circulaire du 3 octobre, pour établir qu’en définitive la messe tridentine n’avait jamais été juridiquement interdite ? Mais cette conclusion n’a pas été publiée…
— Oui j’en ai entendu parler. L’attitude de Rome à notre égard n’en est que plus révoltante. Comme je l’ai dit au cardinal Ratzinger : “Vous nous traitez comme des prisonniers dans l’Eglise alors que vous savez pertinemment notre innocence. Le motif de notre inculpation, de notre condamnation est caduc. Libérez-nous !”
— Depuis longtemps, vous avez insisté pour que le Saint-Siège sépare la question de la messe de la Fraternité. D’une certaine façon, vous venez d’obtenir gain de cause avec la circulaire. Mais voici que la pétition qui circule actuellement en faveur de votre Fraternité, les deux questions sont à nouveau bloquées. Pourquoi ? Est-ce un nouveau stade ou une initiative des auteurs de la pétition ?
— Ce n’est pas moi mais mon successeur, M. l’abbé Schmidberger, qui a eu l’initiative de cette pétition. Mais j’ai très bien admis la raison de cette pétition. Bon nombre de fidèles nous ont écrit en effet pour nous demander : “Pourquoi ne pas profiter de l’ouverture qui existe maintenant à Rome et réclamer davantage, pour insister auprès du Saint-Siège ?”
Puisque le pape est favorable à un retour à la messe ancienne, étant donné que c’est elle qui a été le motif principal de la persécution d’Ecône, est-ce qu’on ne pourrait pas demander également la levée des sanctions qui ont été prises injustement contre Ecône à cause précisément de la liturgie que nous gardions ? Puisque le motif de la persécution est levé qu’on enlève aussi ses conséquences. L’abbé Schmidberger a cru devoir donner satisfaction à ces fidèles et je l’approuve parfaitement. (…)
- « Qu’il soit établi sans ambiguïté et même publiquement que ce prêtre et ces fidèles (qui demandent la messe traditionnelle) se tiennent à l’écart (nullam partem habere) de ceux qui mettent en doute la légitimité et l’orthodoxie du missel romain promulgué en 1970 par le pape Paul VI » [1ère condition de l’indult].
(Extrait de Présent du 15 juin 1985)
III- Une fiction plus vraie que nature !
Au cœur du Vatican, le face-à-face entre le cardinal préfet du Saint-Office et un vieil évêque, fondateur d’une Fraternité dissidente, tandis que dans les couloirs s’agitent les adversaires de toute réconciliation. Telle est la trame de Confiteor ou la paix de l’Eglise : la nouvelle pièce publiée par Michel De Jaeghere chez Renaissance catholique après son fameux Ite missa est. On l’aura compris, il s’agit, avec les libertés et les contraintes de la fiction théâtrale, de rejouer le dénouement historique de 1988 par lequel Mgr Lefebvre allait se décider, malgré le protocole d’accord suggéré par le cardinal Ratzinger, à consacrer des évêques contre la volonté du Pape, dans ce qu’il appelait un état de nécessité et une opération survie en plein déluge moderniste.
Opposé aux funestes innovations conciliaires et sentant sa mort prochaine, Mgr Verdière, fondateur de la Fraternité du Christ-Rédempteur, hésite donc à accepter les propositions de pacification que lui fait le cardinal Hoffbauer, préfet du Saint-office, au nom du Pape. Sur fond d’intrigues et de combinaisons machiavéliques fomentées notamment par le cardinal Casanostra, Camerlingue du Sacré Collège, Mgr Malversini, substitut, et quelques prélats français… Respectant les trois unités classiques (lieu, temps, action), la pièce qui comprend dix scènes et un final constitue un chef d’œuvre de synthèse vivante, à la fois historique, psychologique et théologique. C’est bien un drame, « une tragédie » (p. 204) qui se joue, avec un dilemme et un palpitant huis-clos, qui nous font davantage penser à Corneille qu’à Molière, en dépit des personnages pittoresques du second plan (cardinal Toddi, Mgr Grogibus…)
C’est aussi un écho très authentique de ses promenades romaines que livre ainsi Michel De Jaeghere, avec une grande connaissance des arcanes et des mœurs de la curie romaine. Pour avoir été, avec lui, informateur religieux au fameux Synode extraordinaire qui eut lieu à l’occasion des 20 ans du Concile, peu de temps avant cet épisode décisif de 1988, je peux attester que l’ambiance et la ressemblance de ses personnages avec certaines personnes ayant réellement existé ne relèvent pas en effet de la pure coïncidence. Et que de nombreux détails ou faits incidemment rapportés au cours des dialogues, voire même certaines réparties, ne sont pas totalement inventés…
Au cœur de ce décor romain, il met ainsi aux prises deux personnalités connues qui, chacune à leur manière, cherchent à servir l’Eglise. Avec le talent et l’impartialité qu’on avait déjà appréciés dans Ite missa est, l’auteur donne à chacun ses intentions, ses raisons et ses états d’âme. C’est l’affrontement, pourrait-on dire, entre l’homme de principes et l’homme de prudence dans un cruel paradoxe de ce temps en forme d’aporie (p.204) :
– On ne se sanctifie pas en bafouant la discipline de l’Eglise : vous devriez le savoir mieux que personne.
– On ne sauve pas son âme au prix d’un reniement de la doctrine irréformable des saints pères.
Ou encore (p. 192) :
– Dieu vous a donné la grâce de faire partie de l’Eglise enseignante, il ne vous a pas chargé de son gouvernement. Vous n’êtes pas le pape. Excellence, moi non plus. C’est à lui que nous devons obéissance, même lorsqu’il nous arrive de mal comprendre sa conduite. Il n’y a rien de plus catholique que cette soumission de l’intelligence à la hiérarchie, il me semble.
Qu’en serait-il, sans elle, de l’unité de l’Eglise ?
– Quelle signification peut avoir l’obéissance, lorsque le pape dit chaque jour le contraire de ce qu’ont enseigné ses prédécesseurs avant lui ? L’unité de l’Eglise ne se déploie pas seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps…
On mesure combien cette pièce allégorique, qui regorge de tels propos, arrive à point nommé après la levée des excommunications des évêques sacrés par Mgr Lefebvre. Elle est, après coup, une mine pédagogique de réflexions sur le processus qui a conduit à ces sacres et à leur sanction : cette interruption volontaire de tradition que s’efforce aujourd’hui de réparer Benoît XVI par la rupture de la rupture et la réforme de la réforme, autrement dit l’« herméneutique de continuité ». Qu’on trouve fondée ou non l’option extraordinaire des sacres, le débat se poursuit aujourd’hui en quelque sorte entre les héritiers de Mgr Lefebvre et celui qui est devenu Benoît XVI, pour savoir si le Saint-Père, par les actes déterminants de son pontificat (07-07-07, 21-01-09 entre autres), n’a pas rendu obsolète cette logique des sacres. Même si tout est loin d’être réglé, ne propose-t-il pas ainsi de sortir progressivement de l’impasse d’une aporie dans laquelle il n’est jamais bon de demeurer trop longtemps captif, en hors-piste canonique, le mieux étant également l’ennemi du bien ?
— Je suis aussi réaliste et je sais qu’il serait déjà beau qu’on nous laisse faire librement l’expérience de la Tradition, pour qu’au moment où s’effondreront les illusions progressistes, Rome puisse trouver en nous les témoins de la Tradition catholique et les ouvriers du redressement de l’Eglise (Mgr Verdière, p. 195).
N’est-ce pas cette possibilité, voir ce « service » (p. 202), qu’offre aujourd’hui le souverain pontife à la FSSPX, dans l’Eglise, sans plus faire « Eglise à part » (Mgr Williamson) ou en restant « en réserve » (p. 203) ? Le dilemme ressurgit pour Mgr Fellay en quelque sorte à l’envers.
(Présent du 5 mars 2009)