Rémi Fontaine (en photo avec Jean-Paul II) revient sur le Synode extraordinaire des évêques à l’occasion des 20 ans de Vatican II (du 25 novembre au 8 décembre 1985), qu’il devait couvrir comme envoyé spécial de Présent. Avec ces quelques notes inédites faisant la synthèse de ses comptes-rendus adressés alors au quotidien. « Papier » surtout d’ambiance ! Dont le contenu révèle combien l’actuel « Synode sur la synodalité » reflète, comme un épouvantable « come back » aggravé et tragique, cette tourmente dialectique des années 80 que le cardinal Ratzinger avait alors voulu dénoncer et surmonter aux côtés de Jean-Paul II (après son fameux Entretien sur la foi avec Vittorio Messori, Fayard, juin 1985)…
25 novembre 1985 à la salle de presse du Vatican :
– Est-ce que la « restauration » sera une dominante du synode ?
La question est posée par un journaliste au cardinal Godfried Danneels, rapporteur général du synode. Il est fait allusion bien sûr à l’Entretien sur la foi du cardinal Ratzinger considéré comme une menace par les milieux progressistes. Menace de compromettre l’élan du Concile par une interprétation trop littérale et restrictive et par une multiplication des mises en garde et des rappels de la discipline.
Réponse du belge choisi par le pape :
— Nous ne faisons pas un synode autour d’un livre mai autour d’un Concile… Nous ne sommes pas venus pour béatifier quelqu’un, ni Mgr Ratzinger ni Mgr Malone (un autre journaliste venait d’opposer Malone, président de la conférence épiscopale des Etats-Unis, à Ratzinger), ni non plus les condamner comme pécheurs.
Puis, prenant le verre d’eau qui est devant lui :
— Je ne cherche pas à savoir si ce verre est à demi-plein ou à demi-vide. Je cherche le contenu du flacon !
Et le cardinal John Krol, archevêque de Philadelphie, président délégué du synode également choisi par le pape, de surenchérir :
— D’un point de vue juridique, il n’y a aucune possibilité pour qu’un synode puisse revoir, amender ou élargir de quelque façon le Concile…
D’emblée le ton fut donné. Il y a le « fait objectif de la réalité du Concile », comme le dit le cardinal Krol, qui est la source intangible à laquelle doivent s’abreuver toujours plus les évêques d’aujourd’hui comme la Révélation pour les théologiens d’autrefois. Une sorte de cinquième évangile qui a pu faire dire par exemple à Mgr Padiyara (archevêque de Malabares) :
— Tout ce que j’ai vécu (comprenez pendant le Concile) fait que je puisse vivre !
Le Concile comme principe de vie !
Oui, d’emblée le ton fut donné : le Concile reste entièrement « valable » et même plus, puisqu’il faut le connaître, l’approfondir et l’appliquer dans son intégralité. Nulle part on ne doit parler de « rééquilibrage » ni de « restauration » : on déclare implicitement la guerre au cardinal Ratzinger et aux « pessimistes » : — Au commencement était le Concile ! Toutes choses nouvelles ont été faites par lui, et rien de ce qui a été fait de bien, n’a été fait sans lui. En lui était le souffle de l’Esprit, et ce souffle était la lumière des hommes ! Tel fut l’incroyable prologue du synode extraordinaire avec sa litanie de dithyrambes et son mot d’ordre : – Tout le Concile et rien que le Concile ! On renvoie à lui comme au principe de la légitimité catholique. Presque toutes les interventions commencèrent par une profession de foi inconditionnelle au Concile pastoral d’autorité charismatique.
Quoiqu’on s’en défende, on était bien forcé pourtant de se situer par rapport au diagnostic du Préfet de la foi. En reléguant ce diagnostic au niveau d’une opinion subjective, respectable certes, mais aussi fantaisiste que les outrances d’un Küng, on se plaçait nécessairement dans la posture de celui qui ne veut retenir du « verre » que son effet grisant quelque soit son contenu et sa qualité. Qu’importe le liquide, pourvu qu’on ait l’ivresse ! On l’eut en effet…
Et l’on connaît la fin : « Ne nous arrêtons pas aux erreurs, aux confusions, aux fautes qui, à cause du péché et de la faiblesse des hommes, ont occasionné des souffrances au sein du peuple de Dieu… » (message au peuple de Dieu voté à la quasi-unanimité par les pères synodaux).
Jean Madiran a remarquablement commenté cet aveu final dans Présent (12 décembre 1985) : « Ils ne se sont pas arrêtés, ils ont passé outre, ils en parlent déjà au passé, comme si ces souffrances, ces fautes et ces confusions avaient spontanément disparu. Et pourtant ils ont vu. Ils ont vu et ne sont pas arrêtés : il y a un précédent, qui est écrit au chapitre dixième de saint Luc. Le peuple de Dieu en notre temps est semblable à un homme qui descendait de Jérusalem à Jéricho… et qui était tombé sur des brigands. Ils l’avaient roué de coups, dépouillé, laissé couvert de blessures, à demi mort, semivivo. Il arriva qu’un Concile descendit le même chemin : il le vit et ne s’arrêta point : praeterivit. Pareillement un synode vint au même lieu : il le regarda et ne s’arrêta pas davantage : pertransivit. Le peuple de Dieu attend toujours son bon Samaritain. » (1)
L’aveuglement dans lequel baigne ce texte synodal (qui n’évoque nulle part le message de la sainte Vierge à Fatima) se manifeste par cette phrase étonnante :
« Il y a pour l’humanité – et déjà, nous en voyons des signes – un chemin qui la conduit à une civilisation du partage, de la solidarité et de l’amour, civilisation qui est la seule digne de l’homme. »
Cet optimisme messianique, que le cardinal Ratzinger qualifie de « néotriomphalisme » (clérical) postconciliaire, est certainement coupable dans un monde occupé à moitié par le communisme intrinsèquement pervers qui ne cesse de progresser. Communisme dont il n’a pas été question, mise à part une intervention du cardinal Oddi. (2) « La sécularisation est une tentation qui peut défaire une Eglise, a pourtant averti le cardinal Glemp, primat de Pologne. L’Eglise donnera un meilleur service au monde dans la mesure où elle sera différente du monde. Elle est et doit rester un signe de contradiction. »
Vatican II a été « une manifestation d’orgueil » a pu dire un autre cardinal isolé : « Le mal des épiscopats actuels est de refuser de reconnaître l’envahissement de cet orgueil depuis Vatican II. » Ce synode en témoigne une nouvelle fois par une prétention exorbitante : « Comme aux apôtres réunis au Cénacle avec Marie, conclut le message au peuple de Dieu, l’Esprit Saint nous enseigne ce qu’il veut dire à l’Eglise dans son pèlerinage vers le troisième millénaire. »
Pour un synode commémoratif d’un concile pastoral, c’est beaucoup. Celui-ci aura été « inutile », avait pourtant prévenu le cardinal Siri (archevêque de Gênes, âgé de 79 ans) « s’il ne rectifie pas la confusion des esprits, s’il ne met pas fin à la tolérance envers les erreurs ». Mais son intervention n’a pas été publiée par la salle de presse du Saint-Siège… « Si l’Eglise ne sait pas se montrer dans son aspect surnaturel, a par ailleurs déclaré le cardinal Ratzinger, les hommes risquent de satisfaire cette soif ailleurs… Le synode donnerait au monde une impression lamentable s’il devenait apparent que les évêques se sont réunis plus pour discuter de leur pouvoir que pour présenter l’Eglise comme un message de salut… D’ailleurs une Eglise qui parle trop d’elle-même, qui s’occupe trop d’elle-même, en vérité ne parle pas bien d’elle-même. »
Le néotriomphalisme synodal se manifeste aussi par une (auto)critique voilée de l’Eglise d’antan. (Auto)critique que n’a pas manqué de faire le cardinal Lustiger, rédacteur du message de peuple de Dieu (dans lequel il est dit notamment de se garder des méprises sociologiques ou politiques sur la nature de l’Eglise).
Pour l’archevêque de Paris (dans son intervention) : « Cela est clair désormais aux yeux de tous : l’Eglise ne coïncide pas avec les empires. L’unité qu’elle opère est d’un autre ordre que politique. » Comme si cela n’avait jamais été clair, comme si l’Eglise n’avait jamais vraiment voulu opérer cette « unité d’un autre ordre que politique » !
Dans l’ordre ecclésial, commente Jean-Daniel Granville [l’abbé Claude Prieur, alors séminariste], corrélativement à la sainte humanité du Christ, c’est tout le christianisme incarné jusqu’ici dont le cardinal se méfie, qu’il récuse comme « une tentation pour tomber dans une autre tentation qui est l’assomption des temps », en rupture avec les impérialismes passés :
« La constitution de l’Eglise, ajoute en effet le cardinal, anticipe symboliquement “le nouvel âge de l’histoire de l’humanité” évoquée par Gaudium et spes. Jadis, le primat romain, au fur et à mesure des dislocations de l’antique “oikouméné”, a pu être perçu comme un obstacle à la communion des Eglises… Aujourd’hui, le primat de Pierre peut apparaître dans une lumière plus évidente – spirituelle – comme garantie de l’unité qui affermit les particularités ecclésiales tandis que le collège des évêques structure cette communion catholique à travers la diversité des cultures… »
C’est une dialectique subtile qu’introduit dans l’Eglise le cardinal Lustiger, qui laisse l’impression d’un homme intelligent, plus intuitif que spéculatif. Intuitif à la façon d’un Theilhard de Chardin, c’est-à-dire comme un philosophe de l’histoire qui projette son intuition dans un devenir idéal. Le corolaire de cette conception, c’est l’idée d’une discontinuité dans l’Eglise. Or introduire une discontinuité dans l’Eglise, c’est introduire une intervention divine, une nouvelle Révélation. Ce qui explique toutes ces références à « l’Esprit » dont se réclame Vatican II.
« Mais on n’échappe pas à l’incarnation passée, analyse encore Jean-Daniel Granville, sans tomber dans une autre, encore indéfinie, mais en tout cas dégagé pour l’essentiel de l’ordre naturel et chrétien. C’est cette sorte d’inculturation qui fait l’objet des vœux du cardinal, dans une communion dont Vatican II et plus précisément Lumen gentium serait le programme tandis que Gaudium et spes en serait la propédeutique.
« Dans un cas comme dans l’autre, faute de métaphysique, il raisonne en termes de pouvoir et d’opposition dialectique entre les formes passées du pouvoir de l’Eglise compromises avec le politique et les formes futures, plus pures parce que spirituelles et fusionnant avec les cultures. Dans un cas comme dans l’autre, c’est une vision univoque de l’Eglise et du monde qui commande le raisonnement : la distinction du temporel et du spirituel n’est pas saisie à sa juste valeur.
« La marque distinctive de la pensée du cardinal, encore floue dans l’expression, mais, nette quant à l’orientation, est un fidéisme théocratique comme ferment des cultures à venir… »
Ce fut une des pensées dominantes du synode où l’on parla beaucoup avenir, inculturation, droits de l’homme et liberté religieuse, sans jamais évoquer, à l’exception du cardinal Raùl Francisco Primatesta, archevêque de Cordoba (Argentine) : « l’obligation des Etats, comme tels, de reconnaître Dieu et de promouvoir son culte selon la loi naturelle, alors que nous tombons dans un sécularisme qui porte le peuple à un athéisme pratique… »
Le synode fut aussi l’occasion à certains moments d’un affrontement entre le pouvoir du pape et celui des conférences épiscopales, lorsqu’au nom de la collégialité certains voulurent honorer devant le saint-père ces « expériences » qu’ils appellent d’Eglise et qui sont les communautés de base, la théologie de la libération, l’œcuménisme religieux, la révision de la morale sexuelle, avec la réclamation pour certains du mariage des prêtres et de moins de « dureté » vis-à-vis des divorcés « remariés », etc… On les laissa parler. Mgr Rodriguez Herrera (de Cuba) remercia pour sa part le Concile et le synode à sa suite de n’avoir condamné personne. On promit d’approfondir l’étude de la nature des conférences épiscopales. (3)
Reste évidemment que la principale décision de ce synode fut, selon le vœu de quelques-uns (dont le cardinal Oddi, préfet de la Congrégation du clergé et sa Béatitude Beltritti, patriarche latin de Jérusalem) de se donner un « catéchisme universel » ou « compendium de toute la doctrine chrétienne » auquel devrait se référer les catéchismes nationaux. « Ce désir répond tout à fait à une véritable nécessité dans l’Eglise », souligna le pape.
Un tel catéchisme de base vient justement d’être présenté à Jean-Paul II par le cardinal Oddi sous le titre provisoire de « schéma de doctrine chrétienne ». Il comporte une partie dogmatique en 160 points, une partie morale en une soixantaine de points et 70 fiches. C’est un travail de 5 ans réalisé par la Congrégation du clergé. Il s’agit d’un schéma destiné aux auteurs de catéchisme, qui devront impérativement introduire tous les points énumérés dans leur manuel. Mais il doit encore être accepté par le souverain pontife… Et la question se pose surtout de savoir s’il sera suffisant pour protéger les fidèles de la diffusion actuelle de graves erreurs doctrinales alors qu’on ne veut rien condamner.
« Quand on doute positivement si un aliment, vendu dans les magasins de la ville, est empoisonné ou constitue quelque menace pour la santé de la population, la police en interdit immédiatement la vente, jusqu’à ce qu’on en ait prouvé la bonne qualité », remarqua avec bon sens le cardinal Eugenio De Araujo Sales, archevêque de Sao Sebastio de Rio de Janeiro (Brésil) dans une intervention écrite. « Mais dans l’Eglise des erreurs sérieuses sont quelquefois enseignées dans des facultés, des séminaires, etc., sans que le peuples (et les séminaristes) soient protégés. »
Oui, le peuple de Dieu attend toujours [à nouveau] son bon Samaritain…
Rémi Fontaine (décembre 1985)
(1) Plutôt que de dénoncer les abus en matière de liturgie ou de catéchèse, le circulo minore (groupe linguistique) français A (dans lequel se trouvent les cardinaux Lustiger et Etchegaray) a proposé de remettre positivement en lumière les textes oubliés de Vatican II sur la Tradition ou le sens de l’adoration. Car, dit le rapporteur : « De cette manière, on éviterait une apparence d’alliance avec l’intégrisme » (sic).
(2) Ce synode ne fait-il pas ressembler l’Eglise à une société de pensée, où selon Augustin Cochin, le lien d’union n’est plus la foi commune mais la conformité ? Cette union ne se fonde pas sur une communauté de convictions acquises du dehors et au préalable mais s’établit au sein même des sociétés et prend un caractère de contrainte. Ses membres sont unis et retenus par la pression même qu’ils exercent les uns sur les autres, la pression qu’exerce la masse anonyme, impersonnelle de la société sur chacun et, ensuite, l’ensemble des sociétés sur tel groupe récalcitrant (cf. L’Eglise et la subversion par Guillaume Maury). « Le pluralisme a touché l’exégèse, le dogme, la morale et a conduit à des positions inconciliables avec la doctrine de l’Eglise », dira le circulo minore allemand (dans lequel se trouvent les cardinaux Ratzinger et Simonis). Ajoutant : « Des chrétiens pensent que leur patrie spirituelle semble disparaître. »Pas plus que du communisme, il n’aura été question ici du diable et de « la fumée de Satan dans l’Eglise » évoqué par Paul VI…
(3) Ce synode ne donne t-il pas aussi de l’Eglise une image de plus en plus parlementaire avec sa gauche et sa droite ? Avec sa praxis intrinsèque : – Pas d’ennemis à gauche ! Règne en ce moment un climat centriste, une sorte de marais entre une droite inclinée vers la gauche et une gauche qui va toujours plus de l’avant. On est déjà loin du Concile. Le circulo minoreallemand a regretté cette tendance du synode à la réthorique démocratique, « cette tendance à faire l’Eglise » : on passe de « Nous sommes l’Eglise » à « Nous faisons l’Eglise »… Les « conservateurs », dont certains parmi les progressistes craignaient une réaction, apparaissent pour la plupart comme les Girondins de la Révolution qui avaient toujours peur d’être traités de monarchistes ou de catholiques contre-révolutionnaires. Ils n’osent toucher à un seul cheveu du Concile ! Ce qui fait dire à Mgr Vilnet qu’il voit dans ce synode « une litanie de convergences ». Comme il y a convergence ou « consensus » entre les partis opposés de la République française. Tous, malgré leurs désaccords, s’en réfèrent aux « valeurs » supposées républicaines, excluant les Français présumés hostiles à ces « valeurs ». On voit l’analogie aves « les valeurs » ou « l’esprit » du Concile…