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Religions : L'Islam

El-Azhar et la révolution égyptienne

El-Azhar et la révolution égyptienne

Analyse d’Annie Lauret dans La Petite Feuille Verte :

Dans le sillage de la révolution tunisienne (18 décembre 2010-14 janvier 2011) ayant conduit à l’éviction du président Zine El-Abidine Ben Ali (1936-2019), l’Égypte a entamé, dès le 3 février 2011, un cycle révolutionnaire dont l’épicentre était la vaste place Tahrir (« Libération »), située au cœur du Caire. L’Université-Mosquée d’El-Azhar n’est pas restée étrangère à ces événements face auxquels sa direction a adopté des positions variant selon les circonstances tandis que des divisions se manifestaient en son sein.

LES FLUCTUATIONS D’EL-AZHAR

Dès le début, des oulémas (savants) et de jeunes imams d’El-Azhar ont rejoint le mouvement, entraînant la désapprobation de son recteur, Ahmed El-Tayyeb (il porte aussi le titre de grand-imam), au motif que « la présence des croyants à une manifestation contre le pouvoir légal est un péché ». Ces manifestants ont cependant continué de réclamer la chute du président Hosni Moubarak, en fonction depuis 1981. Tout en reconnaissant à leurs chefs spirituels « une autorité dans l’ordre de la foi », ils « ne se sentaient pas concernés par leurs directives dans l’ordre du politique, où la décision de chacun ne relève que de sa conscience personnelle » (Mahmoud Hussein, Les Révoltés du Nil, Grasset, 2018, p. 346, 356 et 364).

El-Azhar s’implique dans la révolution

El-Tayyeb n’a soutenu la révolution qu’après la démission de Moubarak, le 11 février 2011, ce dernier confiant alors la gestion provisoire de l’État au Conseil suprême des forces armées (CSFA). À ce moment-là, les Frères musulmans (FM), principal mouvement islamiste, tentaient de récupérer le mécontentement populaire pour leur propre compte après s’en être méfiés car les revendications libérales des débuts ne correspondaient pas à leur conception de l’État, de la société et de la loi.

Les cadres dirigeants d’El-Azhar ne s’alignèrent cependant pas sur les FM. À la surprise de nombreux Égyptiens, le grand-imam adopta une partie des aspirations démocratiques des contestataires.

Une « Déclaration sur l’avenir de l’Égypte », publiée le 11 juin 2011, s’ouvrait sur le rappel du « rôle pionnier joué par El-Azhar dans la cristallisation de l’esprit islamique centriste » et l’affirmation de son « importance en tant que phare vers la bonne voie », autrement dit « l’islam du juste milieu » comme aime à le dire El-Tayyeb. Suivaient dix propositions, parmi lesquelles le soutien « à l’établissement d’un État national, constitutionnel, démocratique et moderne », ce qui revenait à délégitimer l’option pour un « État religieux », qui est celle des FM. Le texte se prononçait cependant pour le maintien dans la Constitution de la charia comme « source essentielle de la législation », tout en consentant aux adeptes des autres religions monothéistes le droit de recourir à leurs propres tribunaux pour les affaires de statut personnel ainsi que le libre exercice de leurs rites. L’accès de tous au « progrès civilisationnel » était également promis (El-Ahram Hebdo, 29 juin-5 juillet 2011).

Sept mois plus tard, le 8 janvier 2012, un nouveau document d’El-Azhar sur « l’ordonnancement des libertés fondamentales » a consacré « la liberté de croyance, d’opinion et d’expression, de recherche scientifique et de créativité artistique et littéraire », le tout « relié au droit de citoyenneté totale pour tous ». Le jésuite égyptien, Samir-Khalil Samir, a cependant regretté l’ambiguïté du passage relatif à l’interdiction d’ « offenser les religions célestes », cette formule risquant selon lui de servir de prétexte pour proscrire les conversions de musulmans au christianisme (La Croix, 18 décembre 2013).

El-Azhar et le gouvernement islamiste

L’arrivée au pouvoir de Mohamed Morsi, militant FM élu président le 30 juin 2012 sous l’étiquette du Parti de la Liberté et de la Justice, avec les voix d’une partie des enseignants et étudiants d’El-Azhar, a eu pour effet de placer l’institution sous l’emprise du nouveau gouvernement. Ce dernier multiplia les sanctions contre le personnel azharien, ne ménageant pas El-Tayyeb, présenté comme un feloul (« résidu ») parce qu’il avait été nommé par Moubarak en 2010 (cf. PFV n° 80). « Dénigrée, El-Azhar entra alors discrètement en résistance », notera plus tard la journaliste Delphine Minoui en rapportant ces faits (Le Figaro, 3 janvier 2014).

L’arrivée au pouvoir de Mohamed Morsi, militant FM élu président le 30 juin 2012 sous l’étiquette du Parti de la Liberté et de la Justice, avec les voix d’une partie des enseignants et étudiants d’El-Azhar, a eu pour effet de placer l’institution sous l’emprise du nouveau gouvernement. Ce dernier multiplia les sanctions contre le personnel azharien, ne ménageant pas El-Tayyeb, présenté comme un feloul (« résidu ») parce qu’il avait été nommé par Moubarak en 2010 (cf. PFV n° 80). « Dénigrée, El-Azhar entra alors discrètement en résistance », notera plus tard la journaliste Delphine Minoui en rapportant ces faits (Le Figaro, 3 janvier 2014).

L’exercice calamiteux du pouvoir par le gouvernement Morsi a entraîné la reprise des contestations populaires. Le 3 juillet 2013, répondant au mouvement Tamarrod (Rébellion) et à l’appel de 34 millions d’Égyptiens (1/3 de la population), le général Abdel-Fattah El-Sissi, chef du CSFA, annonça la destitution du président ainsi que la suspension de la Constitution adoptée par référendum le 30 novembre 2012. Par sa présence aux côtés de Sissi en cette circonstance, El-Tayyeb approuvait la double décision, qualifiée de « coup d’État démocratique » par les dirigeants occidentaux.

El-Azhar s’aligne sur le nouveau régime

L’État prit alors en mains les affaires religieuses pour limiter l’influence islamiste : 55 000 prédicateurs, accusés de radicalisation, furent renvoyés par le ministère des Cultes et remplacés par d’autres, certifiés d’El-Azhar, laquelle se vit confier par le gouvernement la tâche de prôner un « islam modéré ». Quoique favorables à l’institution, ces mesures y furent mal reçues. En 2013 et 2014, le campus de son université, situé dans le quartier de Madinet Nasr, fut le théâtre de manifestations pro-Morsi organisées par des étudiants, garçons et filles, adeptes de l’idéologie des FM. La sévère répression policière, menée avec l’accord d’El-Tayyeb, fit des morts et des blessés.

Selon Hassan Nafea, professeur de sciences politiques à l’Université du Caire (étrangère à El-Azhar), la forte présence des FM en ce lieu y rendait la situation plus grave que dans les autres universités de la capitale égyptienne (El-Ahram hebdo, 18-24 décembre 2013). Les divisions touchèrent même le Conseil des grands oulémas, instance magistérielle d’El-Azhar. L’un de ses membres, Youssef El-Qaradaoui, ardent militant des FM, également président-fondateur de l’Union internationale des Oulémas, favorable au rétablissement du Califat, fut contraint de démissionner (cf. PFV n° 81).

Ahmed El-Tayyeb se voyait désormais reprocher d’être un instrument politique entre les mains de l’armée. « El-Azhar critique l’islam politique, mais elle fait elle-même de la politique. On a toujours dit qu’El-Azhar avait un rôle mondial, or elle le perd en étant instrumentalisée par l’État », regretta un chercheur azharien (« Au cœur d’El-Azhar, phare du sunnisme », Le Point, n° 2284, 16 juin 2016, p. 62).

Ce que le grand-imam a contredit en ces termes : « El-Azhar s’est toujours tenue éloignée de la politique. Tout au long de son histoire, sa neutralité, à la fois scientifique et intellectuelle, a assuré son rayonnement sur les différents pays musulmans. Pour autant, notre institution ne demeure pas étrangère aux préoccupations de la patrie et des musulmans. Elle soutient leurs causes de la meilleure façon qui soit dans le monde entier » (« L’homme qui détient les clés de l’islam », Le Pointibid., p. 54).

SISSI, EL-AZHAR ET LA RÉFORME DE L’ISLAM

« Au-delà des questions politiques sur la gouvernance de l’Égypte et de la place qu’El-Azhar devait occuper dans la politique égyptienne, c’est la question de la modernisation du discours religieux qui anime les couloirs de l’institution », notera Oriane Huchon dans une analyse ultérieure (« El-Azhar, mosquée et université au cœur de la société égyptienne et du monde musulman sunnite », Les clés du Moyen-Orient, 24 avril 2017, p. 5).

Depuis sa prise du pouvoir, le maréchal Sissi était confronté à l’émergence de Daech (l’État islamique) qui, à partir de ses principales bases en Irak et en Syrie, multipliait les attentats dans le monde – y compris en Égypte où les coptes étaient souvent pris pour cibles – en se réclamant de la religion. Déjà avant son élection, survenue le 28 mai 2014, il avait évoqué la nécessité de réformer l’islam dans divers domaines, en vue notamment de rendre illicite la justification religieuse de la violence.

Combattre le terrorisme sans excommunier

Devant l’urgence, El-Tayyeb convoqua un séminaire pour « combattre l’extrémisme et le terrorisme », tenu au Caire les 3 et 4 décembre 2014 avec la participation de représentants d’une vingtaine de pays. Les discussions ont notamment porté sur la qualification des auteurs de tels actes. Les musulmans coupables devaient-ils être considérés comme infidèles ou mécréants et encourir l’excommunication (takfir) ? Le texte adopté au terme des débats ne tranche pas la question. « Tous les religieux qui ont participé à cette conférence contre le terrorisme sont bien conscients du fait qu’ils ne peuvent émettre de sentences d’apostasie contre un croyant abstraction faite de ses péchés » (La Croix, 16 décembre 2014).

Commentant ce texte, le Père Adrien Candiard, membre de l’Institut dominicain d’études orientales (Le Caire), a noté que « depuis le début de son mandat, en 2010, Ahmed El-Tayyeb s’est illustré par un refus particulièrement net d’user du takfir » (Ibid.).

Khairy Shaarawy, responsable du département des études islamiques à El-Azhar, a justifié cette attitude : « Ce sont des criminels musulmans. On les taxe de criminels, mais on ne peut pas leur retirer leur foi, sinon on rentre dans le jeu des djihadistes » (Le Figaro, 25 mars 2018). Ces derniers considèrent en effet que le refus de pratiquer ou de cautionner le djihad équivaut à l’apostasie.

Les exigences de Sissi envers El-Azhar

Le 28 décembre 2014, Abdel-Fattah El-Sissi s’est exprimé solennellement devant le recteur et le Conseil des grands oulémas réunis dans l’enceinte d’El-Azhar. Son discours, retransmis à la télévision égyptienne, voulait engager ses interlocuteurs à « une révolution religieuse ».

« Nous avons déjà parlé de l’importance du discours religieux, et je voudrais répéter que nous ne faisons pas assez en ce qui concerne le véritable discours religieux. Le problème, cela n’a jamais été notre foi, mais c’est sans doute la pensée (fikr), une pensée que nous sanctifions. Le discours religieux que j’appelle de mes vœux est un discours qui est en phase avec son époque. Je m’adresse ici aux hommes de religion et à ceux qui ont une responsabilité en ce domaine […]. J’en ai déjà parlé à de nombreuses reprises auparavant. Nous devons observer avec la plus grande attention la situation dans laquelle nous nous trouvons. Il est inconcevable que la pensée que nous tenons pour sacrée puisse faire de l’entière communauté musulmane une source d’anxiété, de danger, de meurtres et de destructions partout dans le monde […]. Il est inconcevable que cette idéologie – je ne parle pas de religion mais d’idéologie, le corpus d’idées et de textes que nous avons sacralisés au cours des siècles – soit rendue au point où il est devenu très difficile de la remettre en question. Nous avons atteint un point où cette idéologie est considérée comme hostile par le monde entier […]. Permettez-moi de le répéter : nous devons révolutionner notre religion ».

Le chef de l’État s’est ensuite adressé à El-Tayyeb : « Honorable imam, vous portez la responsabilité devant Allah. Le monde entier attend votre parole, car la nation islamique se déchire, se désintègre et va à sa perte, et cela de nos propres mains ». Il termina son discours en confiant à El-Azhar le soin d’œuvrer à une révision adéquate des principes d’interprétation des textes sacrés de l’islam (cf. A. Laurent, L’islam, éd. Artège, 2017, p. 241).

L’immobilisme d’El-Azhar

Pour répondre à ces attentes, El-Azhar a créé, en avril 2015, un observatoire situé à la « mashyakha », siège du grand-imam. Il est dirigé par l’un de ses professeurs, Oussama Nabil, qui en a précisé l’objectif. Il s’agit de « corriger les conceptions erronées de l’islam, faire face aux idées extrémistes des mouvements terroristes qui sèment l’anarchie dans le monde au nom de la religion […], de protéger les jeunes musulmans et les nouveaux convertis du recrutement par les groupes terroristes au nom du djihad ou de la bay’a (allégeance au calife) » (O. Huchon, op. cit., p. 6).

Mais le refus d’El-Azhar d’accuser d’hérésies Daech et les FM a provoqué un « duel feutré » entre l’institution et la présidence. Le 26 juillet 2017, suite à une nouvelle série d’attentats anti-chrétiens revendiqués par Daech, Sissi a établi sous sa direction un « conseil suprême » voué à promouvoir un renouveau du discours religieux. Aux côtés de Tayyeb y figurent le pape copte, Tawadros II, le Premier ministre et d’autres personnalités publiques (Le Point, 27 novembre 2017).

Sur cette question, comme sur d’autres (citoyenneté, mariage et famille, statut des fatwas, etc.) que nous examinerons dans la prochaine PFV, aucun progrès n’a été enregistré pour le renouvellement de la pensée islamique, en dépit de la vigueur des exigences répétées du président Sissi.

« Plusieurs chercheurs et observateurs notent la difficulté de l’institution à renouveler son discours. Si El-Azhar condamne la violence de Daech et des salafistes djihadistes, elle n’ose pas s’attaquer de front à ce qui – dans la doctrine et plus particulièrement dans la jurisprudence islamiques – peut justifier la violence » (La Croix, 27 février 2017).

Selon l’historien Dominique Avon, « les responsables d’El-Azhar – et donc le grand-imam, quelles que soient ses options personnelles -, s’ils ont peur des extrémistes, labourent le même champ doctrinal qu’eux, avec les mêmes outils comme le montrent leur attachement au principe même des huddûd (peines considérées comme islamiques) ou leur refus d’aborder les textes sacrés à partir de disciplines comme l’histoire ou la linguistique ». En revanche, « quant aux “laxistes”, l’institution n’hésite pas à utiliser contre eux l’arme de la marginalisation religieuse, voire de l’anathème » (cité par O. Huchon, op. cit.).

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