Texte du Chanoine Frédéric Goupil de l’Ordre de St Remi
C’est l’une des pages les plus poignantes de l’Évangile, pour un ami du Christ, pour une âme compatissante aux souffrances du Seigneur : le spectacle du refus de la grâce, du choix de préférer demeurer dans sa misère… malgré l’appel à suivre le Christ, à « entrer dans le Royaume des Cieux » et y régner (puisque servir Dieu, c’est régner). Cette image est le tableau que les yeux de Notre Seigneur contemplent avec grande peine. Et pourtant, « Jésus posa son regard sur lui, et il l’aima ». Le jeune homme avait pourtant bien commencé sa vie, mais achever le travail lui paraît trop dur. Il était bon, mais renonce à devenir meilleur. « Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres ; alors tu auras un trésor au ciel. Puis viens, suis-moi ». Notons bien : « Mais lui, à ces mots, devint sombre et s’en alla tout triste, car il avait de grands biens ». Nous n’apercevons pourtant chez lui qu’une simple jarre ! C’est que ses biens ne sont rien : contrairement aux Apôtres, il a refusé de « tout quitter » pour recevoir le vrai « trésor au ciel ». Triste ironie en effet ! Comme l’enseigne saint François de Sales : un mendiant peut très bien avoir l’esprit de richesse, et un grand propriétaire, celui de pauvreté. Sa médiocrité le tire vers le bas et le retient dans l’oisiveté, dans les prétendues richesses où il part se renfermer, s’enterrer, lui le « sépulcre blanchi ».
« Je vomirai les tièdes ». Le Cœur de Jésus se soulève et se brise, « prisonnier de son amour » comme dit un cantique, un amour qui respecte le libre arbitre de Ses créatures, qui ne les bouscule pas (sauf exception…), qui accepte même, chose inouïe ! qu’elles refusent d’obéir… et ainsi d’accepter le vrai bonheur ! « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie, qui croit en Moi vivra ». Est-ce pour les avoir refusées que le jeune homme riche porte la main à la gorge ou à la poitrine ? Suffoquerait-il, lui qui a refusé l’oxygène naturel de la créature humaine, foncièrement « capax Dei » ? Ou alors, s’accroche-t-il à ses vêtements comme à ses dernières richesses, lui qui retournera pourtant pauvre et nu à la terre, comme il en est sorti, oublieux de la seule chose qui élève l’homme, l’enrichit et le béatifie, « rend joyeux » : la vie surnaturelle ?
« Il devint sombre » : il rejoint les ténèbres. Il quitte la lumière pour rejoindre l’obscurité, le néant. Que dis-je ? Non, pas le néant, car « mieux eût valu pour lui qu’il ne fût pas né, cet homme-là », même si les bons philosophes nous enseignent tout le mal du non-être, et les bons théologiens, son mal moral, son péché. C’est que viendra un jour, l’Heure, le Jugement, où le jeune homme devenu vieux (mais ne l’est-il pas déjà devenu ?) aura à répondre de sa non-correspondance à la grâce, de son refus positif du bonheur, de la stérilisation de sa vertu de charité, de l’enfouissement de son talent, et il n’aura à s’en prendre qu’à lui-même : « Serviteur mauvais et paresseux, tu savais que je moissonne là où je n’ai pas semé, que je ramasse le grain là où je ne l’ai pas répandu », mais là, J’avais moissonné en toi ! Alors, il fallait faire fructifier ce grand don ! « Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui en a dix. Celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a », voilà bien l’ironie de son sort ; « quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dans les ténèbres extérieures ; là, il y aura des pleurs et des grincements de dents ! ». Craignons la grâce qui passe et qui ne repassera peut-être plus.
Chanoine Frédéric Goupil +
Ordre de saint Remi