Discours
des Veilleurs (Madeleine et Jean-Baptiste) au Conseil de l'Europe le 26
juin 2013 sur "la Manif pour Tous et la répression policière" :
"Dans
la nuit du 14 au 15 avril dernier, alors que le projet de loi ouvrant
le mariage et l’adoption aux couples de même sexe allait être adopté par
le pouvoir législatif en France, au terme d’un processus parlementaire
accéléré, 67 jeunes opposés au mariage
homosexuel décidèrent de camper pacifiquement et sans bruit devant
l’Assemblée nationale. La chose n’était pas inédite : entre autres
exemples, des enfants de harkis avaient déjà choisi de camper sur ce
lieu, en 2009, pendant 7 mois, pour attirer l’attention des pouvoirs
publics sur leur condition, sans être ni inquiétés ni délogés.Mais les 67 jeunes opposants n’eurent pas droit au même traitement
de faveur. Vers 1h du matin, ils furent soudainement et violemment
embarqués par les forces de police, puis retenus en garde à vue pendant
plus de dix-huit heures dans des conditions extrêmement pénibles, pour
ne pas dire déplorables.Face à une telle disproportion des méthodes répressives, face à un
pouvoir qui révélait de plus en plus manifestement son vrai visage, et
cherchait la division et l’affrontement quand il aurait fallu favoriser
l’apaisement, nous avons réfléchi toute la nuit au moyen de réagir.
Fallait-il se soulever et se radicaliser ? Le choix d’une action
violente semblait désormais nécessaire pour se faire entendre d’un
gouvernement qui enchaînait provocation sur provocation, traitant avec
le plus grand mépris plusieurs centaines de milliers de Français
légitimement inquiets de leur avenir, de celui de leurs enfants et de
leur pays.Mais au fil de la nuit, nous avons compris que la violence ne
mènerait à rien, et qu’on ne pouvait s’ériger en défenseurs de la
dignité humaine sans être en même temps garant de la paix sociale. Nous
avons compris que la violence première se trouvait du côté d’une loi qui
priverait bientôt les enfants d’un père ou d’une mère. Nous avons
compris que notre colère, si légitime et si noble fût-elle, pouvait tout
aussi bien s’exprimer de manière pacifique. Nous avons compris enfin
que nous ne pourrions désarmer ces violences policières qu’en étant
nous-mêmes non-violents.
Il n’y eut donc pas de concept ou de système préalable à la mise en
place des Veilleurs. Non. Il n’y eut qu’une simple intuition, un sursaut
naturel de la conscience, ce même sursaut qui conduisit Antigone à
enterrer son frère Polynice contre les ordres de Créon. Convaincus de la
gravité des évolutions en cours, nous ne pouvons nous empêcher de
prendre pour modèles ces grandes voix prophétiques du XXème siècle qui,
de Sophie Scholl à Jerzy Popieluszko, de Winston Churchill à Vaclav
Havel, se sont courageusement levés pour réveiller une humanité en
danger de mort.
Alors, la nuit qui suivit les 67 gardes à vue, nous nous sommes
assis sur une pelouse devant les Invalides, avec des bougies, pour
veiller sur le respect des personnes. Pour rester vigilants, tandis que
les consciences de nos concitoyens s’étaient endormies dans une mortelle
indifférence.
Nous sommes aussi venus avec quelques textes de littérature que nous
aimons, parce que nous avons eu l’intuition très forte qu’outre la
non-violence, la culture serait l’arme la plus juste contre un pouvoir
qui, par cette loi, rompait avec des siècles voire des millénaires de
sagesse humaine. Oui, l’adoption de cette loi est la conséquence d’une véritable
démission de la pensée. Estimant à la suite d’Hannah Arendt que les
pires drames de l’Histoire se sont produits parce que les hommes ont
cessé de penser, nous avons choisi de réveiller les voix des grands
penseurs dont nous relisons les écrits, soir après soir.
Cinquante lors de la première veillée, nous avons vu notre nombre
multiplié par dix au bout de cinq jours seulement. Voilà maintenant
douze semaines que nous nous rassemblons, dans le calme le plus absolu.
Le mouvement, parti de Paris, a rapidement embrasé toute la France. Les
villes de Province ont en effet mis en place leurs propres veillées, de
manière spontanée et autonome, sans recevoir de directives de Paris. Les
Veilleurs sont désormais présents dans plus de 150 villes en France, et
dans une douzaine de pays à l’étranger. Cet embrasement révèle, en
France, et bien au-delà, l’existence d’une réelle soif : la soif de
reconstruire le sens de l’homme et de sa dignité face à des idéologies
qui le menacent. La soif de retisser le lien social d’une société
pulvérisée par plusieurs siècle d’individualisme, un individualisme
grossissant qui laisse la personne radicalement seule et démunie,
notamment en ces temps de crise, et qui détruit les moindres aspirations
de l’homme en le réduisant à ses désirs immédiats, afin de le
circonscrire dans une vision à court terme, sans souci des générations
qui pourront venir après lui, et sans gratitude pour celles qui l’ont
fait naître.
Dimanche dernier, à Paris, plus d’un millier de personnes se sont
rassemblées devant les Invalides. Nous choisissons généralement de faire
nos veillées en un lieu de mémoire ou de pouvoir, en lien avec le thème
que nous abordons lors de nos veillées. Celles-ci sont ponctuées de
lectures de textes, de discours d’intervenants (psychiatres, légistes,
personnalités politiques, artistiques ou religieuses, pères ou mères de
familles, enfants adoptés, personnes homosexuelles, etc). Les Veilleurs
restent assis en silence : ils applaudissent à la manière des personnes
malentendantes, pour ne pas troubler le calme de la nuit, et manifester
ainsi leur non-violence absolue et leur respect pour la parole d’autrui.
Ce silence est interrompu par des chants que nous reprenons en cœur,
notamment le chant de l’Espérance et le chant des Partisans.
Nos rassemblements sont non confessionnels et non-partisans : ils
entendent être ouverts à toutes les personnes, quelles que soient leurs
opinions politiques et leurs convictions religieuses, car la défense de
la dignité humaine est un combat qui dépasse toutes sortes de clivages,
et qui doit pouvoir rassembler les citoyens dans un même réveil des
consciences.
Nos veillées sont la plupart du temps suivies d’une marche dans
Paris vers un lieu symbolique. Nous sommes alors rapidement encerclés
par les forces de police, et souvent soumis à des sommations. Chaque
veilleur est libre de rester ou de partir. Nous demeurons sur place
jusqu’au temps que nous avons fixé, sans obéir aux sommations : par
cette modeste transgression, nous posons un acte de désobéissance civile
destiné à manifester notre résistance et l’irrépressible liberté de la
marche de nos consciences. Malgré les sommations nombreuses que nous
avons pu recevoir, les quelques interpellations et les intimidations que
les animateurs ont pu subir, aucun veilleur n’a jamais été emmené en
garde à vue, ce qui est assez surprenant dans un contexte où les
opposants au mariage homosexuel sont arrêtés à tout va.
Comment expliquer cette relative tolérance à notre égard ? Nous
avons pu constater à quel point les forces de l’ordre étaient
embarrassées et divisées face à nous. Il est en effet très délicat
d’embarquer des personnes qui n’entravent pas la circulation, ne font
pas de bruit, récitent des poésies et proclament, à la suite de
Dostoïevski, que « la beauté sauvera le monde ». Apparemment
inoffensive, cette révolution intérieure, culturelle et spirituelle que
nous avons lancée est bien plus subversive qu’il n’y paraît. Elle
contamine notamment les forces de l’ordre qui nous entourent. Un
veilleur a pu discuter avec l’un d’eux dimanche dernier, et le policier
lui a confié : « Nous sommes entre 80 et 90% à être de votre côté. Nous
sommes de plus en plus écoeurés par les ordres très sévères que nous
recevons contre les opposants au mariage homosexuel, alors même qu’on
nous a demandé, lors de la manifestation des antifascistes, de ne pas
intervenir, tandis que nous assistions au cassage du quartier de la
Bastille. » Certains CRS rient de bon cœur avec nous, d’autres obéissent
aux ordres en nous faisant savoir qu’ils le font à contre-cœur. Lors
d’une veillée, nous avons lu un discours du général McArthur sur la
jeunesse, et un gendarme, qui connaissait ce discours par cœur, l’a
récité en même temps que nous. Oui, cette flamme que nous allumons est
contagieuse.
Les Veilleurs entendent donner l’étincelle qui permettra
l’embrasement d’un véritable réveil des consciences, par la médiation de
la culture, de la pensée et des arts. A chaque veillée, depuis le mois
de juin, nous demandons aux personnes présentes de prendre un moment de
silence pour penser à l’engagement concret qu’elles pourront prendre,
dès le lendemain, chacune selon son charisme propre, pour promouvoir à
l’intérieur des associations, quels qu’ils soient, à l’intérieur des
syndicats, des partis politiques existants ou des médias, le sens de
l’homme que nous défendons. Nous assistons à la naissance d’une
génération qui a enfin saisi le sens de la citoyenneté et de
l’engagement, et qui est porteuse d'espérance pour l’avenir.
L’Europe, actuellement, a choisi de suivre la voix trompeuse des
Sophistes, plutôt que la sage pensée des Philosophes. Oui, l’Europe est
en train de perdre son âme dans une illusion démiurgique digne de
Protagoras, lorsqu’elle affirme que l’homme est la mesure de toute
chose, et qu’il peut à sa guise nier la réalité et vider les mots de
leurs sens – je pense notamment au mariage, à la filiation et à
l'altérité et la complémentarité sexuelles.
Nous, Veilleurs, refusons de nous laisser fourvoyer par ces
sophistes des temps modernes, et répondons à la suite de Socrate que si
l’homme est la mesure de toute chose, alors la folie devient la mesure
de toute chose. Oui, à la suite de Socrate, nous sommes prêts à obéir à
la seule voix de notre conscience, malgré le blâme ou la condamnation
publique, par amour pour la Sagesse et pour la Vérité, par amour pour
notre Cité et pour l’Homme."