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Culture

Faire bouger la ligne de partage du bien ou du mal en nous : au moins 5% … !

Faire bouger la ligne de partage du bien ou du mal en nous : au moins 5% … !

Chronique d’Hermine paru dans le dernier numéro de la revue Europa Scouts de septembre 2024 :

« Sur la paille pourrie de la prison, j’ai ressenti pour la première fois le bien remuer en moi. Peu à peu j’ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les Etats ni les classes ni les partis, mais qu’elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l’humanité. Dans un cœur envahi par le mal, elle préserve un bastion du bien. Cette ligne est mobile, elle oscille en nous avec les années. Dans le meilleur des cœurs – un coin d’où le mal n’a pas été déraciné. »

Alexandre Soljénitsyne

Cet exergue nous rappelle la formule célèbre de Baden-Powell : « Dans la pire des crapules il y a au moins 5 % de bon. »* Cela signifie la dignité radicale de toute personne humaine, créée à l’image de Dieu, par laquelle grâce aux instruments de sa Miséricorde, même le pire des hommes en ce monde peut toujours retrouver, s’il y consent, sa dignité morale en vue de son salut éternel. Depuis le bon larron (saint Dysmas) repenti en croix, les exemples ne manquent pas.

Bien que fictif, l’épisode du roman de Bruce Marshall Un sou par homme (Gallimard, 1954), que le pape François évoque dans son livre Le nom de Dieu est miséricorde, rend bien compte de cette réalité positive et mystérieuse des « au moins 5% ». Un prêtre français, l’abbé Gaston, est amené à confesser un jeune soldat allemand condamné à mort par des résistants. L’homme reconnaît bon nombre de péchés, ses aventures notamment avec les femmes. Mais lorsque le prêtre lui demande : « Regrettez-vous ces péchés », il répond franchement : « Comment voulez-vous que je me repente ? Cela me plaisait, et si j’en avais l’occasion, je le referais même maintenant. » Alors le prêtre désolé mais très désireux d’absoudre cet homme inconscient, dont le salut est en jeu, a ce trait inspiré de lui demander : « Regrettes-tu de ne pas regretter ?! »« Oui, je regrette de ne pas le regretter » !… C’est ce rai de lumière – à travers cette brèche des « 5% » de bon – qui lui permet de recevoir l’absolution !

À l’inverse, ce n’est pas parce qu’on suit le Christ et qu’on veut être, comme scout, témoin de la vérité et de la charité qu’il faudrait croire que nous serions indemnes d’une part possible d’erreur ou de mal. Cette part plus ou moins sombre en nous est quasiment inévitable du fait du péché originel, de notre nature blessée et des tentations de l’Adversaire. « Tout bien réel, pourvue de solidité et d’épaisseur, projette du mal », disait la philosophe Simone Weil. Il n’y a pas de bien sans revers ici-bas, de clarté sans ombre, le bien absolu étant impossible tant chez l’individu que dans la vie sociale, selon la dure mais éloquente parabole du bon grain et de l’ivraie.

C’est pourquoi, s’il nous faut discerner en chaque prochain (même le plus odieux) sa part de bon, il faut en même temps reconnaître notre part personnelle de haïssable ou d’indigne, qu’il faut évidemment tâcher de réduire au maximum. Mais comment la réduire sans admettre que cette part existe aussi au moins (symboliquement) à 5% !? C’est le propre du saint de se penser pécheur. La sainteté est comme l’humilité : « il y a équivoque (incompatibilité) entre leur présence chez un homme et la conscience que cet homme en a », affirme Fabrice Hadjadj. Combien de pharisiens (dont nous sommes aussi parfois ou souvent) beaux parleurs, fiers de leur théorie et de leur morale, comme de leur passé et de leur présent, qui ne se remettent jamais en cause, n’offrant à leurs interlocuteurs supposés défaillants ou inférieurs aucune intersection, aucune prise où pouvoir rebondir distinctement mais ensemble, charitablement, vers le vrai et le bien ? Il faudrait relire ici la parabole de la paille et de la poutre.

S’il y a une part de vérité dans beaucoup d’erreurs, n’est-ce pas parce que, hormis les cas maléfiques, nul ne se trompe délibérément pas plus qu’il ne veut habituellement le mal volontairement, comme le pensait Socrate ? Cette parcelle de vérité ou de justesse dans l’erreur, qu’il nous faut concéder (comme les 5% symboliques de bon du vaurien), ne fonde-t-elle pas précisément la légitimité de la rencontre et du dialogue (disputatio), comme point d’Archimède, où activer un levier vers la paix, vers le vrai et le bien infinis ? Il peut y avoir « des erreurs fécondes et des vérités stériles », avertit paradoxalement Gustave Thibon. N’y a-t-il pas aussi une part d’erreur dans toute vérité mal défendue ? Saint François de Sales disait joliment qu’« une vérité qui n’est pas charitable, procède d’une charité qui n’est pas véritable ». Et Pascal : « Car la vérité hors de la charité n’est pas Dieu, et son image est une idole, qu’il ne faut point aimer. » Ne rien accepter comme vérité qui soit privé d’amour et ne rien accepter comme amour qui soit privé de vérité, exhortait sainte Edith Stein.

C’est le sens par ailleurs de ce propos d’un évêque américain à des militants politiques :

« Permettez-moi de vous mettre en garde. Lorsque vous vous présentez comme le défenseur de la vérité, il est facile de se féliciter et de penser que nous sommes arrivés. Et il est facile de penser qu’il n’y a pas de mal à rogner sur les coûts, à être un peu malhonnête ou à attaquer injustement les gens si cela sert vos objectifs. Mais prenez garde et souvenez-vous de ce que le Seigneur a dit aux dirigeants, à l’élite, en son temps : “Foyer de vipères, comment votre discours peut-il être bon alors que vous êtes mauvais ? Car les paroles jaillissent de ce qui remplit le cœur”. C’est pourquoi, en allant de l’avant et en menant cette bataille, nous devons veiller à ne pas adopter l’attitude selon laquelle le Seigneur ne tiendra pas compte de nos transgressions parce que, après tout, regardez ce que nous sommes en train d’accomplir. Nous devons comprendre qu’au contraire, nous serons tenus à des normes de conduite plus élevées parce que – à qui l’on donne beaucoup, on demande beaucoup. »

S’il est impossible de chasser tout à fait le mal hors du monde, comme l’écrit Soljénitsyne, on peut du moins le réduire en chaque homme, à commencer par nous. Ou bien développer son « bastion du bien », c’est selon : faire en tout cas bouger les lignes ! N’hésitons donc pas, dans nos confrontations avec autrui, à faire amende honorable, à nous remettre systématiquement en cause, à reconnaître humblement nos présomptions et nos exagérations, nos erreurs ou nos fautes et nos péchés par un examen de conscience vigilant, authentique et sincère. Car il serait vraiment miraculeux que, dans chacune de nos démarches, nous en soyons dépourvus sans au moins ces 5% allégoriques ! Le combat apostolique et militant à l’extérieur commence par notre propre combat spirituel en interne. Ainsi, par notre attention vigoureuse mais bienveillante envers les autres comme aussi plus lucide et humble envers nous-mêmes, pourrons-nous permettre à la semence de la bonne Parole d’agir sur un terrain relationnel autrement plus apte à la charité, la grâce et la miséricorde.

Hermine (Rémi Fontaine)

(1) Cf. notre dernière chronique et Parole de scout, éditions Sainte-Madeleine, 2007, p. 45.

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