Philippe Bilger, dans le billet mis en ligne sur son blog le 18 juillet 2019 : Le président Macron devrait lire l’écrivain Mari !, incitait très chaleureusement à la lecture du livre de Pierre Mari, En pays défait (2019). La présentation officielle de ce livre résume :
« En Pays défait se présente comme une lettre ouverte adressée aux élites françaises : « élites » politiques, institutionnelles, économiques, artistiques et intellectuelles, entraînées jour après jour dans un discrédit croissant. Le texte met en évidence la démission collective dont elles se rendent coupables depuis une trentaine d’années. Il les accuse d’avoir abandonné à la fois l’histoire et la substance nourricière de ce pays. Et il s’efforce de sonder les ressorts de cet abandon au-delà des accusations quotidiennement ressassées ».
Dans un style précis, incisif, élégant, l’auteur donne au livre la forme d’une lettre ouverte envoyée à ces élites françaises. Une analyse à grands guides du fossé s’étant créé entre elles et ce que nous allons appeler par commodité le peuple. Une plongée de ce fait dans l’explication du phénomène des Gilets Jaunes. D’où le titre du billet de P.Bilger à l’adresse du Président de la République.
Mais le propos de l’auteur est aussi un peu déconcertant : parfois poétique, il est à peu près totalement désincarné. Jamais aucun nom précis n’est cité. Tout est enveloppé, conceptualisé, comme euphémisé ; comme s’il y manquait une partie « Application pratique », délibérément ignorée par l’auteur. La dénonciation est pointue mais reste comme en suspens.
Deux aspects se détachent néanmoins : d’une part les grands traits de ce Pays défait, d’autre part une réflexion sur le point de départ de cette révolution, sur son déclencheur.
La description d’un pays défait (extraits pp18-19 et 33-36) :
La constatation d’un pays défait :
« Vous (NDLR : comprendre « les élites ») n’êtes pas comptables des mutations et bouleversements qui vous ont dépassés, et que les pédants appellent désormais « civilisationnels ». Vous l’êtes en revanche du silence hérissé de palabres que vous avez observé à ce sujet –qui n’est d’ailleurs pas un « sujet », mais l’énormité irrespirable qui nous oppresse depuis une bonne trentaine d’années.Vous avez écrit, parlé, glosé, diagnostiqué, disserté et supputé pour mieux vous taire sur l’essentiel. J’aurais aimé entendre dire, par l’un ou l’autre d’entre vous, qu’il nous était arrivé quelque chose, tout simplement. Quelque chose qui a bouleversé notre sol, souillé notre atmosphère, saccagé l’horizon et arraché les lambeaux de ciel qui s’attardaient encore… »
- Je n’en peux plus du manque d’affirmation de soi et de vitalité qui ronge cette vieille nation.
- J’ai honte de vivre dans un pays qui ne sait opposer, à la barbarie qui le frappe régulièrement, que des bouquets de principes inodores et de pieuses banalités.
- J’ai honte de cette France où, à la faveur d’un naufrage général des critères de jugement, les fausses valeurs n’en finissent plus de prospérer.
- Je déplore chaque jour l’effondrement de notre école, et les colmatages de la démagogie ambiante pour faire oublier que les collégiens, lycéens et étudiants de ce pays ne savent plus rien.
- Je ne peux plus supporter cette classe politique qui, sous couvert d’ambition européenne, n’a pas de souci plus pressant que de jeter par-dessus bord une singularité française devenue encombrante.
- J’ai honte de cette France où des communautés devenues expertes dans l’art du gémissement arrogant dictent leurs caprices et leurs délires à un Etat amolli.
- Je souffre de la défiguration de la langue française, qui est, indissociablement, une défiguration sans recours de la pensée et de la vie.
- Je suis terrifié quand je vois les formes séculaires de la sociabilité française –art de la conversation, savoir-vivre, tact, raffinement épistolaire, galanterie- remplacées par un régime d’échanges où se bousculent susceptibilité monstrueuse de crocs, goujaterie ostentatoire et vulgarité technologisée.
- Je n’accepterai jamais qu’on ait fait honte au peuple de ce qu’il était –de ses façons de sentir, de parler, de se comporter…. Je pourrais continuer longtemps»
Pour Pierre Mari, le point de départ et le principal responsable sont clairement identifiables (extraits pp 77-79 et 84-85) :
« Qui explore un désastre ne pourra jamais éviter de se demander où tout a commencé…. J’ai déjà évoqué le sinistre basculement des années quatre-vingts. Tout me ramène inflexiblement à cette décennie. Quelque chose s’y est produit, qui tranchait sans équivoque sur ce qui avait précédé…. Un phénomène m’avait frappé alors, sans m’inspirer d’autre réaction qu’une perplexité un peu narquoise : l’entrée en scène des valeurs. Ces valeurs dont vous n’avez plus cessé, depuis, de nous abreuver.
Il est facile de dater précisément leur apparition. C’est pour mieux faire oublier l’impasse de son programme archéo-marxiste, et l’envoi au rebut de sa politique économique, qu’une gauche aux abois avait entonné le couplet des valeurs.
Avec l’initiateur de l’opération (NDLR : Mitterrand, également jamais directement nommé), les valeurs et leur foncier nihilisme n’ont plus cessé de ruisseler ou de se déverser : des « élites » de moins en moins fermes sur leurs bases à un « peuple » d’autant plus diffus et incertain qu’il se vidait de ses traditionnelles composantes paysanne et ouvrière.
Vous vous êtes installés dans une attitude qu’on pourrait qualifier théologiquement, si la théologie éveillait encore le sens de la gravité chez qui que ce soit : l’indifférence aux œuvres. Un quiétisme (NDLR : on précisera que le quiétisme veut assurer à l’acte de foi un complet désintéressement, renonçant alors à rien demander à Dieu ; d’où cette indifférence aux oeuvres) pour temps démocratiques auto-satisfaits, dont nous ne finissons plus de régler l’addition : ne plus nommer ce qui arrive, ou l’envelopper d’un vocabulaire émollient ; renoncer à agir sur le cours des événements en exhibant des intentions irréprochables ; inculper au nom du Bien les évidences les plus accusatrices ; dénoncer le Mal qui rôde, en inventant de toutes pièces une démonologie constamment enrichie – au point de rivaliser, en la matière, avec les délires totalitaires du siècle passé… Je ne vois aucun domaine où la parade des valeurs n’ait consisté à fouler, en toute allégresse claironnante, les ruines de la pensée, de la morale, du langage et de l’action ».
P.Mari n’est pas le seul à voir un tournant essentiel dans cette période des années 1980 : économiquement, 1983, c’est le « tournant de la rigueur » ; politiquement et socialement, toujours sous l’égide de F.Mitterrand, c’est l’opération de lancement du Front National qui commence par des pressions pour sa présence à la télévision dès 1982 ; puis la création de SOS Racisme en octobre 1984.
Le point intéressant est que l’hypothèse de P.Mari quant à la responsabilité spécifique de F.Mitterrand, dans la création d’une atmosphère politique et sociale généralement mensongère, est partagée par de nombreux auteurs.
On peut rappeler pour mémoire Michel Onfray qui dénonce les trahisons et les mensonges de cette période. Relevant en particulier que « l’antiracisme crée un peuple de substitution, celui des blacks, des beurs et des feujs, comme il convient désormais de dire ».
Mais l’expression la mieux formalisée et peut-être la plus violente a été donnée par un intellectuel influent, de poids et de renom : Marcel Gauchet, philosophe, historien, directeur d’études émérite à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, co-fondateur avec Pierre Nora de la revue Le Débat et son rédacteur en chef.
M.Gauchet aborde exactement le même sujet du point de départ, dans Comprendre le malheur français (2016) à son chapitre V au nom évocateur : La France changée par Mitterrand (et imposée à ses successeurs).
Il décrit à sa façon le basculement dans l’idée de l’antiracisme (pp 148-151) :
« La gauche va être aidée par une autre trouvaille de génie de Mitterrand : l’antiracisme comme complément du projet européen. Le Front national effectue sa percée aux élections municipales en 1983. Très vite, Mitterrand comprend ce qu’il peut en tirer. A ce sujet, le livre de Pierre Péan et Philippe Cohen, Le Pen, une histoire française, nous a appris des choses sidérantes, non démenties, sur la façon dont a été orchestrée la montée de Le Pen. SOS Racisme amène à la gauche mitterrandienne toute une jeunesse gauchiste… Serge July est l’oracle de ces noces inattendues dont naît une génération politique, la génération Mitterrand…
Un parti qui a perdu son horizon de transformation sociale en se ralliant à l’économie de marché standard trouve ainsi un nouveau terrain de changement. Il s’agit du statut des personnes ou du sort des « minorités » en tout genre. Il s’agit d‘un tournant capital pour la gauche : l’abandon de fait du modèle républicain. La question de l’égalité, qui avait été au cœur de la pensée de gauche depuis toujours, cède la place à la question de l’exclusion. L’attention se déplace sur les victimes et les marges ».
M.Gauchet résume l’ampleur des changements introduits par ces mouvements (p.159) :
« L’antiracisme acquiert la portée d’un vrai courant de sensibilité collective. Il va être la pointe émergée et le drapeau d’un phénomène de mentalité beaucoup plus diffus, beaucoup plus large où toute une série de valeurs libérales acquièrent une identité de gauche et deviennent le lot commun. Cela se résume dans deux maîtres mots, destinés à devenir des référents absolus : la « tolérance » et l’« ouverture ». Il faut être « ouvert » sur tous les plans, vis-à-vis de toutes les différences, qu’elles soient religieuses, culturelles, ethniques, sexuelles. Le repoussoir par excellence, c’est la fermeture, aussi bien économique que politique ou migratoire. Donc, libre-échange, le plus d’Europe possible et le multiculturalisme à la maison ».
Et enfin, il arrive à peu près à la même conclusion que P.Mari quant au bilan politique de la période Mitterrand et de ce qu’il en reste (p.168) :
« Cela se résume en un mot : le déboussolement. Je ne vois pas d’autre terme pour décrire le sentiment des Français à l’issue de ces années. Avant Mitterrand, un rapport de clarté entre les dirigeants et les dirigés prévalait, même s’il y avait bien entendu aussi de considérables zones d’ombre. Avec Mitterrand, on entre dans quelque chose de totalement différent : un pouvoir qui ment parce qu’il ne peut pas dire les choses qu’il fait ».
Et il ajoute, semblant préannoncer le mouvement des Gilets Jaunes :« une partie importante, et croissante, de la population a ainsi le sentiment d’être laissée à l’abandon ».
F.Mitterrand restera sans doute dans l’histoire de France comme un acteur virtuose de l’opération de démolition du tissu social et politique français.
Libre-échange, le plus d’Europe possible, multiculturalisme à la maison : on ajoutera à ce cocktail une capacité au mépris au moins égale à celle de son prédécesseur, un double discours permanent, une virtuosité dans la manipulation (F-O.Giesbert titre son éditorial du Point du 29 août 2019 : Macron, roi des « fake-news »), une ambiance start-up nation, une adhésion plus forte à une globalisation et à des mécanismes de marché cancéreux (cf le projet de révision de la loi de bioéthique), un ego encore plus trouble. Pour parler comme P.Mari, l’initiateur de l’opération du pays défait est dépassé par un héritier surdoué.