D’Antoine Bordier, auteur de Arthur, le petit prince du Liban :
A couper le souffle ! Alphonse de Lamartine ne s’était pas trompé. Aujourd’hui, grâce à ses villageois et à sa longue histoire, Hammana est considéré comme l’un des plus beaux villages du Liban. Pour en avoir le cœur net, nous nous sommes immergés à 1 111 m d’altitude, entre cascades, cerises, palais, pommes et villageois. Reportage au cœur de l’Entrepreneuriat, de la Francophonie et du Vivre-ensemble libanais.
« Soyez le bienvenu… » Ce mardi soir, ils sont une quinzaine à s’être donné rendez-vous dans la très belle Maison de l’Artiste, qui jouxte la municipalité de Hammana. « Nous n’avons plus de maire depuis 2 ans, et cette maison a été conçue et financée par un entrepreneur, Robert Eid », introduit Joe Hatem. Le franc-parler de ce Libanais, qui ressemble plus à un menhir breton qu’à une montagne libanaise, est touchant. Il roule les r comme autant de gouttelettes d’eau qui chahutent dans les cascades. Son teint hâlé nourri au soleil du Levant ne laisse aucun doute : il est bien Libanais. Il est même l’un des entrepreneurs en informatique de gestion les plus engagés au Liban. En 1982, alors que toute sa famille vit en Grèce, il décide, seul et contre l’avis de ses parents (il n’a pas 30 ans) de rentrer au Liban. « Oui, c’était risqué, très. La vieille maison familiale de Hammana, notre berceau familial, venait d’être bombardée par les Israéliens. Le dernier étage, tout le grenier, avait été soufflé ». Pascale, sa femme, ajoute : « Sa maison était devenu un poulailler à ciel ouvert. » Un poulailler au pays du Cèdre !
La force tranquille
La force tranquille de ce Joe, qui dès le plus jeune âge avait la passion des ordinateurs, en impose. Dans le grand salon de la Maison de l’Artiste, qui sert aussi de salle de spectacle, les 14 villageois racontent, tour-à-tour, leurs histoires. Ils évoquent la francophonie, l’éducation, les festivals, les nouveaux entrepreneurs qui viennent d’investir dans le centre du village, le village qui retrouve son lustre d’antan. Des bars aux restaurants, en passant par les hôtels et d’autres projets, le village accélère sa mutation pour accueillir les touristes, de plus en plus nombreux. Ils marchent dans les pas de Lamartine, dégustent les célèbres cerises et pommes le temps d’une fête. En plein été, ils recherchent la fraîcheur qui descend des montagnes, un véritable trésor.
Hammana avec ses 3 000 habitants, qui deviennent 5 à 8 000 pendant les grandes vacances, a été choisi en 1996 par l’Institut d’études politiques de Paris et l’UNESCO comme le village typique libanais. La même année, qui s’en souvient ? Jacques Chirac se rendait pour la seconde fois au Liban. Il avait souhaité au Liban « qu’il exerce sa souveraineté sur la totalité de son territoire », alors qu’il était occupé par les Syriens (1976-2005). Ce que n’avait pas manqué de faire, également, Israël. Un pays très convoité !
Les enfants de Hammana racontent
C’est certain, Amal, Jean, Annie, Pierre, Daad, Walid, Maya, Joseph, Antoine et Eliana, Joe-Charbel, Katia, Joe et Pascale, etc., sont des amoureux. Ils sont les pierres vivantes qui font bouger les lignes. Ils redonnent vie à leur vieux village, triplement millénaire.
C’est le cas d’Amal, une femme haute en couleurs. Elle évoque son « grand-père qui en avait été le maire ». Présidente de la Société Saint-Vincent de Paul, l’ONG caritative française née il y a 190 ans, elle consacre sa vie aux autres. Jean, lui, est documentariste et bénévole à la Maison des Artistes. Il passe son temps « à travailler sur des sujets de notre mémoire collective ». Et, au Liban, le sujet est majeur : ne pas oublier ses racines !
Pierre, de son côté, est un entrepreneur. Il vit entre Beyrouth et Hammana : « En 2018, j’ai ouvert un pub qui s’appelle Drink on the side ». Au départ, personne n’y croyait. Et, depuis, sa petite entreprise fait partie des éléments fédérateurs qui accompagnent les nouveaux projets touristiques. De plus, elle est devenue le passage obligé des copains d’abord qui aiment s’asseoir autour d’une table. Annie, de son côté, nous parle de la « pétanque ». La pétanque ? « Oui, le Liban regroupe plus de 500 licenciés, répartis dans une vingtaine de clubs. » Cette Libanaise qui a vécu aux USA est très heureuse d’être rentrée au pays. « Je m’investis beaucoup dans la vie associative locale, notamment lors de La Foire de Noël ». Au Liban, elle fait partie des 5 à 7% des femmes joueuses !
Lamartine…
Daad est enseignante au Collège Saint-Antoine. Professeure de français, elle déclare littéralement sa flamme à la France, aux Français, et, surtout, à Lamartine. Elle connaît par cœur des passages entiers de son œuvre magistrale : Voyage en Orient, paru en 1835. Sa passion est débordante. Elle porte sur elle une broche à son effigie. C’est une fan ! Antoine et sa femme Eliana sont, eux-aussi, des entrepreneurs, dans le tourisme et le sport. Avec leur neveu, Joe-Charbel, ils ont réussi, à transformer, petit-à-petit, le village en hub sportif : biking, hiking et randonnées sont au menu. Ils y ajoutent une coloration écologique de premier plan. Lamartine qui était un grand cavalier apprécierait. A Hammana, Walid et Maya, frère et sœur, ont transformé leurs talents d’entrepreneurs dans l’architecture et le design mobilier. Ils y ont ouvert un café et un restaurant. Quant à Joseph, après une expatriation aux USA, il est rentré au village dans les années 1990. Lui-aussi a ouvert un café, le Side Walk Café. Depuis, il travaille avec la Fondation René Moawad, du nom de l’ancien Président assassiné en 1989.
Le Régional : une déclaration d’amour ?
L’immersion continue. Les 1 100 à 1 300 mètres d’altitude donnent à ce reportage un petit air alpin. Et, la fraîcheur du soir est au rendez-vous. La température descend aux alentours des 20°C, après avoir tutoyé les 35°C. Avant d’arriver au village, en début de soirée, Joe Hatem avait traversé une mer de nuages, qui donnait à cette escapade des tonalités de conte de fées presque magiques. Une mer, des nuages où l’écume blanc du lait qui descend des montagnes, ruisselle dans les vallées.
Au programme du lendemain matin : le plein soleil qui s’engouffre dans les ruelles pavées, et, les retrouvailles avec Maya Nabhan, que nous avions rencontré la veille. L’entrepreneuse-voyageuse a ouvert avec son frère le café-salon de thé, Le Régional. Il a un petit air de France, du célèbre Salon de thé Angelina, à Paris. Maya parle un français presque parfait. Elle déborde de sourire : « Nous avons ouvert, avec Walid, il y a tout juste 40 jours. En fait, je n’ai pas tellement connu le village. J’y suis revenue après la guerre. J’ai fait des rencontres merveilleuses avec les villageois, comme Joe et Pascale. Nous passions des soirées fabuleuses. » Ce qui les anime et les rassemble ? « L’amour pour le village… » Comme si le village était une vieille dame, aux robes les plus élégantes et fleuries, qu’il fallait embellir. Ou plutôt, une grande maison familiale avec des cousins partout, dans tous les recoins.
« C’est pour cela que notre café s’appelle Le Régional. » Maya évoque sa vie d’entrepreneure. « Oui, je ne viens pas de ce monde-là. Je viens du design… » Pourtant, cela fait 20 ans qu’elle travaille dans le domaine de la restauration en tant que designer. Et, cela se voit. La façade, les murs en pierre de taille, le mobilier simple et raffiné, l’attention donnée aux objets et aux produits, les couleurs, tout cela ressemble à quelques poésies de…Lamartine. Séquence entreprendre au féminin !
Mayrig, le restaurant arméno-libanais
En plus du café, ils ont ouvert le restaurant arméno-libanais Mayrig, qui, là encore, est de toute beauté architecturale. Mayrig est présent au Liban, en Arménie, en Arabie, en Egypte, aux Emirats et aux Maldives. A Hammana, les murs du restaurant attirent le regard. Ils rappellent ceux d’une vieille crypte monastique. « Nous sommes partenaires avec Aline Kamakian », explique Maya qui vient d’ouvrir le four pour en sortir des viennoiseries : des croissants (aux graines, pur-beurre, etc.) et des pains au chocolat. Un parfum de farine vieille France et nouveau Liban s’évapore et envahit la pièce. Séquence dégustation.
Aline Kamakian ? Cette Libanaise d’origine arménienne est à l’origine de cette saga gastronomique qui porte ce joli nom de Mayrig (maman en arménien). Le 4 août 2020, cette miraculée des guerres de 1975-1990 – elle avait, alors, 7 ans – avait vu son restaurant de Beyrouth être soufflé comme un fétu de paille. Sa trentaine d’employés et elle-même avaient été gravement blessés. En 2015, elle avait reçu le Prix de l’Entrepreneuriat féminin libanais, attribué par la BLC Bank. Les Libanais sont résilients. Les femmes encore plus. Ce sont des résistantes et de redoutables cheffes d’entreprises.
Direction le palais Mezher et… Lamartine
Cette fois-ci mon chauffeur (et mon guide) s’appelle Fadi Nasr. Après Joe Hatem, c’est lui qui me conduit aux portes d’un palais… des mille et une nuits. La veille, le fait de l’apercevoir dans la nuit sur son piton rocheux, revêtu de son manteau de pierre, pavé d’élégance architecturale dominant la vallée en contre-bas, avait donné cette première impression : des mille et une nuits ! Il était éclairé d’ombres et de lumières. Mystérieux, il était inaccessible. Il tutoyait même quelques nuages. Mais là, en plein jour, le mystère est devenu réalité. Une réalité raffinée des plus authentiques. De ses hauts-murs, il surpasse la vallée. Sans nul doute, sa propriétaire y a apposé son empreinte faite d’élégance. « Ah, que ce palais est beau », a dû s’exclamer intérieurement Lamartine en le voyant pour la première fois en 1833. De marche en marche, d’escalier en escalier, la cour intérieure et le patio sont une invitation à l’embarquement immédiat pour un long voyage de 800 ans.
Linda El-Eid Mezher, veuve de feu Rachid, accueille les bras chargés d’histoires. Elle se transforme en guide et fait visiter les premières pièces. Dans ses mains, un livre. « Regardez, c’est l’une des premières éditions de Voyage en Orient. » Lamartine est de retour… Le bois d’ébène des meubles anciens, typiques du Levant, les fenêtres aux couleurs du pays, les lustres avec leurs pierres précieuses, les tapis orientaux, et les tableaux-portraits de ses ancêtres sont autant de récits familiaux. L’accès à la grande terrasse, qui encercle, telle une couronne, la partie de la majestueuse bâtisse, est un appel à la contemplation. La vue sur la vallée est époustouflante. « C’est de là qu’Alphonse de Lamartine qui a dormi au palais a déclaré : “ […] le château du cheikh de Hammana surpasse en élégance, en grâce et en noblesse, tout ce que j’avais vu dans ce genre…” » Elle referme son livre.
H comme Histoire
L’histoire de Hammana commence bien avant ces 800 ans. Elle s’écrit avec celle des Phéniciens, des Romains, puis, des Druzes et des Maronites. « Hammana était au cœur des échanges commerciaux entre l’Occident et l’Orient. A côté de notre palais, il y avait un caravansérail et des écuries. » Nous plongeons encore plus dans son passé. Nous empruntons les chemins de la mythique Route de la soie. « Il y avait même des soieries, mais elles ont toutes fermé. »
Linda El-Eid Mezher est Druze. Les religions sont importantes au Liban. En France, il y a la laïcité. Au Liban, les religions et la politique sont liées, jusqu’au plus haut niveau de l’Etat.
Les Druzes et les Maronites ? Ces-derniers sont devenus majoritaires à Hammana. Les valeurs du vivre-ensemble en assurent l’équilibre, depuis longtemps. « Au 16è siècle, les Druzes ont fait appel aux Maronites pour travailler leurs terres. »
Dans le salon, Linda se dirige vers un médaillon, qui aiguise l’attention. Il est en plâtre et représente Alphonse de Lamartine. « En 1933, à l’occasion du centenaire du passage de Lamartine, l’ambassadeur de France nous a rendu visite et a offert cette médaille. » L’histoire se transmet de génération en génération.
Robert Eid, le banquier-bienfaiteur
« Le village est au centre géographique du Liban », assure Robert Eid, tel un géographe. Mais, il est le banquier-bienfaiteur de Hammana. Ce qui est étonnant, c’est sa ressemblance comme deux gouttes de lait, à s’en méprendre, à l’écrivain Joseph Kessel. Son visage plus ou moins carré à la mâchoire kesselienne, surmonté de ses lunettes fines, ses gestes lyriques et ses histoires autobiographiques, lui donnent un goût de personnage tiré de l’un des romans du célèbre Russe blanc. Ce n’est pas en Afghanistan et au Pakistan qu’il a fait ses armes professionnelles, mais au Koweït, en Argentine, en France, en Angleterre, en Arabie Saoudite et au Liban.
Dans l’un des salons de son boutique-hôtel Cherrytales, il raconte son histoire. Ici, les cerises sont bien une institution. « Oui, il faut venir au Festival de la Cerise en juin. Toute la région du Metn s’y donne rendez-vous. » Dans ses jardins, les parterres de roses en rappellent la couleur rouge pourpre.
Pour Robert, Hammana est le village maternel. Pendant son enfance, il n’y passait que les trois mois d’été. Il se souvient de ses années d’insouciance, celles des années 70. Il se souvient, également, de la Guerre des 6 jours. « Elle a tout bouleversé : la quiétude dans laquelle nous vivions, la nonchalance. Le Liban, épargné au départ, en subit ouvertement les contrecoups à partir de 1975… » En 1975, le Liban est en guerre à cause des Palestiniens. En 1977, Robert doit quitter le pays du Cèdre où coule l’eau, le lait et le miel. Il part en France. Il va mettre entre-parenthèses son pays natal pendant trois décennies. Il va devenir banquier, suite de concours de circonstance. Il échappera, de peu, à l’invasion du Koweït en 1990, et aux premières bombes qui pleuvent sur le pays-confetti gorgé d’or noir. Les troupes de Saddam Hussein l’ont envahi. Il y travaille et vit avec toute sa famille depuis 6 ans. Il se retrouve en Argentine, puis, part en Angleterre. Et, ce sera, finalement, l’Arabie Saoudite de 2005 à 2021. Entre-temps, Robert a retrouvé les terres de son enfance, son Liban maternel, son village de Hammana.
Des investissements dans le tourisme
Tel un bienfaiteur, il investit et finance des projets qu’il lance avec des villageois, comme La Maison de l’Artiste, qui héberge des artistes à l’année. « C’est un véritable hub artistique pour les arts de la scène, avec de nombreux évènements au long de l’année, qui ont aidé à redonner vie au village. » Le souffle artistique, musical, et théâtral, se répand dans toute la région. C’est l’effet papillon, un effet vertueux. Puis, Robert ouvre et finance des projets touristiques, dans la restauration et l’hôtellerie. « Oui, je crois que le tourisme peut redonner ce souffle de vie dont ont tellement besoin les villages de la montagne libanaise », répète-t-il.
Soudain, il se lève. « Venez, nous allons visiter les lieux ». La discussion continue aux pas du montagnard, à 1 200 mètres d’altitude. Trois grandes maisons aux couleurs du ciel ont poussé de terre sur ces 5 300 m2 de terrain transformé en parc, piscine et jeu de pétanque. Les chambres sont aérées, grandes, luxueuses, pétillantes de couleurs picturales. A travers de grandes baies vitrées, Robert a eu l’idée de faire rentrer dans chacune des 24 chambres les montagnes alentours et la vallée de Hammana. Là encore, la vue est magnifique. Le tableau de mère-nature est là. Il est vivant. Le regard ne s’habitue pas. Il s’émerveille.
« Montons au restaurant qui se situe sur le toit. Vous allez voir un spectacle encore plus incroyable. » Le panorama, en effet, est des plus idylliques. L’ivresse des sens vient de gravir un nouveau palier vers les sommets, époustouflant. Toute la vallée et les montagnes alentours s’offrent aux regards, à 360°. Les poumons se remplissent d’air pur. Les superlatifs ne suffisent plus à décrire objectivement ce rendez-vous avec la Création.
Le reportage se termine… déjà !
En redescendant dans le bourg, impossible de visiter la maison où le général de Gaulle s’est reposé en 1941. Impossible, également, de visiter ces usines de soie… qui ont fait la richesse de jadis. Impossible de profiter des cascades dont les chants d’eau vont se remplir de volume pour jouer leurs partitions symphoniques à l’approche de l’automne.
Comme jadis Lamartine, en 1833, il faut, déjà, redescendre vers Beyrouth, les yeux remplis de mille étoiles, des dizaines de visages et d’images féériques. « Revenez nous voir. Revenez à Hammana. Vous n’avez pas tout vu… » Promis !
Informations de dernières minutes : à l’heure où pleuvent encore, depuis le lundi 23 septembre, les bombes de Tsahal, sur tout le Liban – en espérant que ce pays de cocagne ne se transforme pas en champ de ruines – il faut déplorer près de 700 morts, dont une soixantaine d’enfants, et des milliers de blessés.
Ce reportage, bouclé le jour même où les bipeurs du Hezbollah ont explosé au Liban, se veut un cri dans la nuit déchirée, un hymne à la paix, une plume d’espérance pour le pays du Cèdre, véritable Terre Sainte.
Reportage réalisé par Antoine BORDIER
Copyright des photos A. Bordier