De Laurent Dandrieu :
"Il me semble que le débat actuel sur l’Église et l’immigration, et les accusations de « crispation identitaire » qui se sont greffées sur ce débat, aura eu aussi le mérite de mettre à jour une tentation dont on ne soupçonnait pas qu’elle eût encore, dans l’Église, une telle résonance. On pourrait la définir comme un nouveau catharisme, cette hérésie médiévale qui visait à construire une Église de Parfaits. Mutatis mutandis, il y a quelque chose de semblable qui est à l’œuvre dans la querelle actuelle : certains voulant dénier la qualité de catholiques à ceux dont la foi leur paraît mêlée de considérations qui lui sont étrangères, et ne voulant admettre qu’une foi pure, selon des critères qu’ils ont naturellement eux-mêmes définis, en vertu d’on ne sait quelle compétence et d’on ne sait quel mandat.
Paradoxalement, lui qui prétend déceler chez les tenants de ce qu’il appelle l’identitarisme la « tentation d’une Église de purs », Erwan le Morhedec, avec son livre Identitaire, le mauvais génie du christianisme, représente la forme extrême de cette tentation, allant jusqu’à jeter la suspicion sur un certain nombre de conversions au catholicisme (« Certains se seraient convertis au catholicisme, dans un mouvement qui montre plus de continuité et de cohérence politique que spirituelle », page 56), au motif que leurs idées politiques lui semblent contraires à l’Évangile. Puisqu’il présente son livre comme un manifeste de fidélité absolue au pape François, il est tentant de lui renvoyer la célèbre formule de celui-ci : « Qui suis-je pour juger ? », comme de lui rappeler la phrase de Benoît XVI, prononcée en 2008 devant l’assemblée plénière des évêques de France : « Nul n’est de trop dans l’Église. » De même, il est surprenant que quelqu’un qui définisse l’identité chrétienne comme une culture de la rencontre reproche à un essayiste catholique de vouloir débattre avec un philosophe païen, Alain de Benoist. Drôle de conception de la rencontre. Il est curieux de noter que cette chasse aux incohérences avec l’Évangile ne s’exerce qu’à l’égard de la partie droite de l’échiquier politique, et qu’Erwan le Morhedec et ses défenseurs semblent rester très indifférents à d’autres incohérences. Et pas du tout gênés, par exemple, par les catholiques qui défendent l’avortement comme un droit fondamental ; ou par ceux – nous en connaissons tous – qui vont communier le dimanche sans croire à la Présence réelle. Ceux-là pourtant ne sont-ils pas en contradiction flagrante avec l’Évangile ?
Le mépris du catholicisme populaire
Mais au-delà de ces anathèmes politiques, il semble que ce qui est visé dans cette querelle – et c’est infiniment plus grave –, c’est ce qu’on appelle le « christianisme culturel » : à savoir ces Français qui, à des degrés divers, sont plus attachés aux signes extérieurs du christianisme – la crèche, le clocher, les calvaires et les statues de la Vierge qui jalonnent les paysages de France –, en lesquels ils voient des marqueurs de leur identité, qu’à la foi proprement dite. Horrible réduction du christianisme à la communauté politique, s’étranglent les nouveaux cathares, atroce annexion de l’Évangile à des préoccupations qui lui sont étrangères ! Et l’hebdomadaire la Vie de partir en croisade contre ceux qui défendent la présence des crèches de Noël dans l’espace public, et Erwan Le Morhedec de déclarer la guerre à ceux qui « rangent le christianisme avec la baguette, le saucisson et le vin rouge dans le package identitaire ».
La querelle en rappelle furieusement une autre. Dans les années 1970, le père Serge Bonnet, sociologue et dominicain qui n’avait rien d’un traditionaliste, était parti en guerre contre un certain clergé qui faisait la chasse au catholicisme populaire, cette religiosité un peu trop basique à leurs yeux de « sachants », indigne du bel édifice théologique en lequel ils avaient caricaturé le catholicisme. Au nom de ce mépris du catholicisme populaire, on fit la traque aux processions, à la communion solennelle, aux dévotions mariales, à tout un tas de pratiques suspectées de transformer la religion en « opium du peuple ». Le père Serge Bonnet, lui, dont plusieurs écrits ont été récemment réédités au Cerf sous le titre Défense du catholicisme populaire, rappelait que quand l’Église ne répondait plus à ces besoins populaires de voir reconnu et exprimé « le sacré, la crédulité, le goût du merveilleux, la superstition, la peur », ils allaient se satisfaire ailleurs, dans toutes sortes de fausses religiosités et d’idoles néo-païennes. Et il dénonçait avec une vigueur de polémiste « l’abandon religieux dans lequel est laissé le grand nombre parce qu’une petite caste impose une conception élitiste, sectaire, politicarde et cléricale de la religion ».
Au nom d’une « foi adulte », l’Église des années 60 et 70 a tourné le dos au peuple, méprisant au passage, comme le notait déjà le père Bonnet, le « patriotisme populaire ». Aujourd’hui, au nom d’une foi pure de tout attachement à sa communauté naturelle, dénoncé comme un communautarisme et comme une « crispation identitaire », un certain cléricalisme – laïc ou religieux, d’ailleurs beaucoup mieux représenté au sommet de la hiérarchie ecclésiale qu’à la base, l’Église semblant souffrir de la même coupure que le reste de la société entre les fidèles et les élites censées les guider – veut poursuivre cette stratégie suicidaire aboutissant à se couper du peuple au nom d’un mépris du « catholicisme culturel », regardé de haut au nom d’une exigence de pureté de la foi. [Lire la suite]