De notre envoyé spécial Antoine Bordier
Celui que l’on surnommait « le globe-trotter de la charité » nous avait reçu à plusieurs reprises dans son ermitage, situé dans les hauteurs d’Aix-les Bains. Après sa folle épopée à travers le monde entier, l’homme à la croix, qui ne quittait jamais son chapelet, était rentré définitivement en France. Jusqu’à la fin, il déclarait, fidèlement, sa flamme à l’Eglise et redisait son « fiat » : oui à sa vocation sacerdotale et au célibat. A l’approche de ses 90 ans, comme s’il avait fini sa course, il est parti, comme Le Petit Prince, en nous léguant son dernier sourire. Portrait.
En provenance d’Aix-les-Bains, il faut une quinzaine de minutes en voiture pour rejoindre le Monastère Notre-Dame de l’Unité des sœurs de Bethléem, situé à l’écart du village de Pugny-Chatenod. C’est là, après le petit chemin des Corbières, qui semble interminable, qu’est posé l’ermitage du père Raymond Jaccard, juste à côté de la chapelle des sœurs. Après sa folle course qui l’a mené avec son frère, Pierre, décédé en 2018, à travers le monde entier, il était devenu depuis les années 2010 l’aumônier des sœurs. C’est dans cet écrin de verdure, à mi-montagne, qu’il continuait sa vie de prêtre, entouré de ses nombreux amis. Son frère Pierre était, lui, l’aumônier des sœurs du Monastère Notre-Dame de la Gloire-Dieu aux Monts Voiron. Ils étaient inséparables.
« Jusqu’à la fin, raconte sœur Massabielle, qui aidait le père Raymond au quotidien, ses proches lui rendaient visite. Il était toujours très accueillant. Il est mort dans son lit d’hôpital à Aix-les-Bains. Il vivait sous respiratoire depuis quelques années. Il avait, déjà, eu plusieurs alertes cette année. »
Petit, mais robuste, le père Raymond qui s’était voûté avec le temps, célébrait sa Messe tous les jours. Dans son ermitage, authentique petit chalet, il vivait presqu’au ralenti. Il se levait tôt et se couchait tôt. Tous les jours, il priait le chapelet, adorait plusieurs heures et célébrait la Messe. Sa chambre toute lambrissée était décorée de centaine de photos. Elle lui servait de bureau. Car c’était un travailleur infatigable, au ralenti mais infatigable. De la salle-à-manger, il fallait monter quelques marches pour s’y rendre. Lui, gravissait cette petite ascension en fauteuil roulant. Sa mobilité n’était plus autonome. Dans sa chambre, il avait aménagé un petit oratoire avec la présence eucharistique. Il y recevait des athées, des croyants, des pratiquants, et, des recommençants. Des photos y sont marquantes : celles des papes depuis Jean-Paul II. Celle de Mère Térésa. Celles avec son frère. Sur la photo, tous les deux ont revêtu leur vêtement liturgique sacerdotal. Ils sont beaux.
Les jumeaux de l’Amour
Difficile de présenter ces deux personnalités, Pierre et Raymond. Difficile de synthétiser leur vie. Impossible de les séparer. Pierre est né en 1927. Il est le second de cette fratrie de 4 garçons. Raymond, et son frère jumeau (celui du sang), Xavier (décédé), naissent 4 ans plus tard, en 1931. Ils sont originaires de Villers-le-Lac, dans le Doubs. Très tôt, ils ont eu la vocation. Il y a un an, lors d’une première visite à son ermitage, Raymond racontait les débuts :
« J’ai eu la vocation à l’âge de 8 ans. Une fois, je suis allé me confesser à un prêtre. Après ma confession, lorsque le prêtre m’a dit : ‶ tout est pardonné ″, j’ai dit à Jésus : mes copains n’ont personne pour aller se confesser. J’avais l’impression que Jésus me regardait en souriant. Il m’a dit : ‶chez nous, on donne tout, tu seras prêtre″. »
Sa vocation est lancée en 1939, c’est le temps de la Seconde Guerre. Lui, aura toujours la paix. Sa vocation se présente bien. Il est comme sur une autoroute. Il avance vite et suit les pas de son frère Pierre, qui est entré au séminaire avant lui.
« J’ai été ordonné en 1958 et Pierre 5 ans avant, en 1953, dans la cathédrale de Besançon. Notre vocation a été portée par une vie de famille très simple et très charitable. Nos parents, Ernest et Simone, nous ont donné beaucoup d’amour. Et, ils nous ont appris à vivre de la foi et de la charité. »
Après une vie paroissiale dans le Doubs, Pierre à Audincourt et Raymond à Besançon, le premier est happé par la vie missionnaire avec les frères de Charles de Foucauld. Le second par la vie missionnaire au Cameroun. A Douala, alors que mai 68 fait rage dans la jeunesse de France, Raymond est entré depuis un an en contact avec un milieu qui n’attire pas et dérange : celui des lépreux. Il est devenu leur aumônier. Pourquoi est-il parti si loin, et, dans un tel endroit ? « J’ai été envoyé par mon évêque, répond-il. J’ai été mis à disposition. » Cela paraît si simple. C’est certain, c’est deux frères ont la foi. Une foi à soulever les montagnes. Et, des montagnes, les jumeaux de la foi vont en soulever plus d’une.
Les bons samaritains auprès des lépreux
L’archevêque de Yaoundé de l’époque, lui avait dit : « Je vous envoie vivre l’Evangile avec les lépreux du centre Jamot. » Là le dépaysement est total. Il vire à l’écœurement. « Quand je suis arrivé dans le centre, racontait-il, passé la surprise de voir tous ces gens aimés de Dieu si blessés, si malades, je me suis vite mis au travail. Je priais et souriais beaucoup. Et, je cherchais des solutions. Je pensais beaucoup à Jésus et à ses rencontres avec les lépreux. » Le centre Jamot est difficile : y vivent plus de 400 personnes, femmes, hommes, enfants, tous sont atteints de cette terrible lèpre, qui rongent les os et la chair. Dans la Bible, dans le Nouveau Testament (la Bible est composée de l’Ancien et du Nouveau Testament), Jésus guérit à plusieurs reprises des lépreux. Ces guérisons sont citées plusieurs fois par les Evangélistes saint Luc et saint Matthieu. Saint Matthieu, dans son chapitre 8 :
« Lorsque Jésus descendit de la montagne, des foules nombreuses le suivirent. Et voici qu’un lépreux s’approcha, se prosterna devant lui et dit : ‶ Seigneur, si tu le veux, tu peux me purifier.″ Jésus étendit la main, le toucha et lui dit : ‶ Je le veux, sois purifié. ″ Et aussitôt il fut purifié de sa lèpre. »
Cette-dernière est, toujours, considérée comme une maladie impure. En 1971, Pierre, à l’appel de son frère, a décidé de le rejoindre.
Auparavant Raymond a appris clandestinement à amputer les membres malades des lépreux. « Le seul soin, se souvenait-il, consistait à enlever les pansements et à en rajouter d’autres. Mais la lèpre continuait inlassablement son travail de mutilation. » Il en parle avec l’un de ses amis chirurgiens qui lui répond : « la seule solution, c’est l’amputation ». Raymond se forme sur place, puis, part à Paris pendant un an pour compléter sa formation. Avec son frère, ils fabriquent les premières prothèses rudimentaires, avec des matériaux locaux. Pendant 40 ans, ils soigneront des milliers de lépreux, Pierre s’occupant de la fabrication des prothèses. Pour Raymond, « la présence de mon frère a été indispensable. Le prêtre a besoin d’un frère sur qui compter, et il a besoin de Jésus-hostie. L’adoration quotidienne est vitale. » C’est le secret de leur vie : l’adoration eucharistique !
Une renommée internationale
Sur le terrain du Cameroun, au regard de leur ingéniosité et de leur réussite, Mgr Jean Zoa, l’archevêque de Yaoundé, leur demande d’écrire un manuel sur leurs pratiques chirurgicales. Puis, en 1972, ils créent le Centre National de Prothèses. Leur livre s’intitule : Un homme nouveau – le lépreux handicapé, opéré, appareillé. Ce livre fait le tour de l’Afrique, et enflamme tous les continents où sévit la lèpre. Toute la profession, après avoir commencé à les critiquer, rend hommage aux frères Jaccard. Ils sont invités, donnent des conférences. Dans un premier temps, c’est presque toute l’Afrique qui fait appel à eux. Les deux prêtres deviennent conférenciers, et, professeurs. Leur savoir-faire vaut de l’or. Généreux, ils partagent, sans rien demander en retour, leur expérience. Puis, ils sont invités en Inde. Lors de notre dernier passage, Raymond se souvenait encore de cette rencontre avec Mère Teresa, à Calcutta. « Oui, cette rencontre a marqué ma vie. Je ne me posais pas beaucoup de question sur le sens. Mais, quand j’ai compris que Mère Teresa nous invitait et avait besoin de nous pour leur apprendre à soigner les lépreux et à fabriquer les prothèses rudimentaires, j’ai tout compris. Cela ne nous appartenait pas. C’était un don de Dieu. » A la fin des années 70 et au début des années 80, les frères Jaccard font plusieurs fois le tour du monde. Ils se rendent en Egypte, aux Philippines, au Tchad, à Madagascar, en Thaïlande, en Amérique. Les prothèses Jaccard sont devenues une référence. Rien de commercial dans cela. Tout est vital. En l’espace d’une demi-douzaine d’années, les jumeaux de la charité, sont devenus des experts. Ils ont donné de l’espérance, à des femmes, des hommes, des enfants, condamnés jusque dans leur chair, et, pour certains dans leur âme. Grâce aux deux frères, et, à un évêque qui leur a fait confiance, ils ont remis debout une partie de l’humanité malade. Côté âme, Raymond a permis à un jeune de 23 ans, qu’il a connu en phase terminale, de terminer sa vie dans l’Amour.
Robert Naoussi, le saint du Cameroun
Les deux hommes ont 16 ans d’écart. Ils se sont connus dans le mouroir des lépreux de Jamot. Raymond n’a rien pu faire pour le sauver. « C’était trop tard, expliquait-il. » En France, dans son ermitage, Raymond ne parlait que de lui. Il avait, d’ailleurs fait publier une BD qui retrace la vie de Robert. A l’hôpital d’Aix-les-Bains, sœur Massabielle, rappelle avec étonnement la bonne nouvelle qu’elle a communiqué au père, sorte d’a-dieu, juste avant qu’il meure :
« Par un ami parti au Cameroun, il a appris que presque toute la grande famille du petit Robert s’était convertie. Quelle émotion pour lui d’apprendre le grand rayonnement de Robert au Cameroun. Il décèdera quelques heures plus tard. »
Robert est né en 1947, dans une fratrie de 10 enfants, à Bangouo, un petit village qui se situe à plus de 300 km au nord-ouest de Yaoundé. Son père animiste est polygame. Ce qui ne l’empêche pas de suivre le catéchisme et de demander le baptême à 10 ans. Elève brillant, boursier, il mène une vie pauvre, et, donne la plupart de ce qu’il gagne aux plus pauvres. Il reprend des études après avoir essuyé un refus pour son entrée au Séminaire. En 1968-1969, il contracte la maladie, une lèpre fulgurante. Il termine ses jours avec le père Raymond qui lui fait découvrir les trésors de Sainte Thérèse de Lisieux. « Il a transformé sa vie de souffrance en vie de prières, racontait le père Raymond. Il avait toujours le sourire. J’ai trouvé que sa vie ressemblait à celle de la petite Thérèse. » Le 15 août 1970, il offre sa vie à la Vierge Marie, dont c’est la fête. Le soir, il devient aveugle. Le père doit partir pour Paris, pour perfectionner la technique chirurgicale qu’il vient d’apprendre. Il ne reverra plus son « petit ange ». Le 1er octobre 1970, Robert meurt. La veille, sœur Albert qui prenait soin de lui, l’avait entendu prononcer vaguement le Je vous salue Marie. Puis, il avait dit cette dernière phrase : « Dites au frère Raymond que je ne l’oublierai jamais. »
Des lépreux aux prostituées
Leur surnom de « globe-trotters de la charité » n’est pas venu par hasard. Après 40 ans de missions étrangères, et plus de 50 pays visités, les jumeaux de l’Amour ont été envoyés en Colombie, à Bogota, la capitale. Après l’enfer de la lèpre, les deux frères vont apporter la lumière dans l’enfer de la drogue et de la prostitution. Nous sommes en 1978. Les deux frères sont envoyés comme prêtres « fidei donum ». De nouveaux, ils sont mis à disposition d’un autre pays, d’un autre diocèse. Les pères sans frontière vont y faire des miracles et sauver des mains des gangs des milliers d’enfants, de jeunes filles et de jeunes mères de famille. Ils ne vont pas en terrain conquis. Sur place, dans ce pays où ils n’ont jamais mis les pieds, ils sont accueillis par les Sœurs Adoratrices de Colombie. Mgr Zoa leur avait dit en guise de lettre de mission : « Je vous envoie dans ce milieu de la prostitution de Colombie et d’Amérique Latine. C’est l’Eglise qui vous envoie. Tenez-moi bien au courant. » Là, ils risquent plusieurs fois leur vie. Un jour le père Raymond est poursuivi par un molosse, un de ces chiens de garde, qui enfilent des kilogrammes de viande tous les jours. Il est mordu. Et, entre dans une chapelle. « C’est Marie qui m’a sauvé, dira-t-il ». Sortir de la prostitution des milliers de femmes, pendant une dizaine d’années, est une chose impossible. Leur donner du travail en est une autre. Missions impossibles ? « Non, c’était possible, avec Jésus et Marie. La clef, c’est la Messe, l’adoration eucharistique et le chapelet. » De fait, ils vont créer des milliers d’emplois artisanaux.
« Avec les sœurs, nous avons commencé en ouvrant des ateliers de coutures. Mais, au préalable, il fallait mettre les filles à l’abri. Nous les logions dans des maisons tenues par les soeurs. Pour financer tout cela, nous avions des dons qui affluaient de France ».
Leur course en direction du Ciel
Comme deux coureurs de fond, la course des « apôtres de la charité » semblait ne jamais s’arrêter. En même temps que leurs actions sur le terrain africain, américain, ou asiatique, qui dépassaient les pays cités, en France, l’œuvre des frères est matérialisée par des associations tenues par des bénévoles. Il y a celle qui soutient la cause du jeune Robert Naoussi, celle qui soutient les œuvres auprès des femmes sorties de la prostitution, des lépreux, des personnes atteintes de la polio, et par un handicap, des réfugiés. C’est, ainsi, qu’est née dans les années 80 l’association Un P.A.S. avec les frères Jaccard. Sœur Massabielle s’en occupe, aussi, avec de nombreux bénévoles, comme Monica Lima, une Colombienne très dynamique. Dans les années 70, infatigables, les frères avaient lancé le Festival de l’Espérance, un évènement qui réunissait sur plusieurs jours à Besançon de grands témoins comme : Jorge Valls, sorti des geôles cubaines; Tatiana Goritcheva, exilée de l’URSS pour sa foi; Aleksander Ogorodnikov, venu des goulags de Sibérie ; François-Xavier Nguyen Van Thuan, qui a vécu 25 ans dans les camps au Vietnam; Marion Cahour qui a fondé l’Eau Vive pour les alcooliques; le moine-ermite-prophète Daniel Ange; Nicolas Buttet, le fondateur de la communauté Eucharistein; Fabrice Hadjadj, le directeur de Philanthropos. Ces coureurs de fond avaient semé derrière-eux des myriades de petites graines…
La dernière fois, que j’ai rencontré le père Raymond, c’était fin juillet 2021. Il célébrait la Messe au milieu de religieuses malades et âgées. Il avait son respirateur à côté, qui ne le quittait plus. Sœur Massabielle était-là avec Monica. Les mots simples du père qui appelait Jésus « papa » et Marie « maman » résument bien sa vie. Son dernier message ? « Je vous aime. » Il a retrouvé son frère Pierre. Ils nous regardent du haut du Ciel où la lumière ne s’éteint jamais. Avec Robert, et la multitude, ils doivent faire la fête !
Reportage réalisé par Antoine BORDIER, Consultant et Journaliste Indépendant
Copyright des photos, Antoine Bordier, Frères Jaccard, Association Un PAS,
Association « Les amis du Petit Robert »