Le père Laurent-Marie Pocquet du Haut Jussé, canoniste et théologien, ancien responsable de l’application du motu proprio Summorum pontificum à Compiègne, a été interrogé dans Famille Chrétienne. Extraits :
Un an après le motu proprio Traditionis custodes, le pape vient de réaffirmer sa volonté de limiter drastiquement l’usage du rite tridentin dans sa lettre apostolique Desiderio desideravi au nom de l’unité de l’Eglise. En quoi le rite tridentin menace-t-il plus l’unité de l’Eglise que les autres rites admis en son sein ?
La crise sans précédent que l’Occident chrétien traverse aujourd’hui est d’abord et avant tout doctrinale et pastorale. L’Église tire son unité non de la liturgie mais d’une même profession de foi et d’une même fidélité à la grâce qui nous sauve, principalement communiquée par les sacrements. Nous vivons une situation paradoxale : il y a un effondrement de l’unité dans la foi qui va de pair avec l’affirmation de la nécessité absolue de l’unité liturgique, voire pastorale… […]
Cela pose-t-il un problème en soi qu’il y ait deux formes du même rite romain ?
Lorsque saint Pie V au sortir du Concile de Trente a accordé la liberté à tous les prêtres de l’Église romaine de célébrer le missel en usage à la curie romaine, il entendait offrir à tous une liturgie fruit d’un développement homogène qui remontait en ses éléments essentiels à la grande patristique. Mais il a aussi maintenu la liberté de célébrer les formes liturgiques de plus de deux cents ans. De plus, il y a un véritable éclatement de la célébration du missel promulgué en 1969, éclatement qui va bien au-delà des adaptations possibles prévues par le texte. Le Concile a reconnu le chant grégorien comme le chant propre de l’Église romaine, il a voulu qu’il ait la première place dans les célébrations liturgiques, les rubriques de l’ordinaire de la messe semblent indiquer que la messe est célébrée ad orientem, permettant ainsi à l’ensemble du peuple de Dieu, ministres et fidèles, de se tourner ensemble vers le Seigneur (en évitant un face à face très clérical…), et pourtant il est quasi-impossible de trouver en France une liturgie qui réponde aux exigences du Concile, sinon dans les lieux où est célébrée la liturgie traditionnelle…
Il n’est pas rare d’entendre que les fidèles attachés à la forme extraordinaire du rite romain ne sont pas en communion parfaite avec l’Eglise catholique. Quels sont les critères d’une telle communion ?
Tout fidèle qui professe la foi catholique telle qu’elle est contenue dans l’enseignement infaillible de l’Église et qui cherche à vivre l’Évangile dans toutes ces exigences est en parfaite communion avec l’Église tout entière. Par ailleurs, le droit de l’Église, comme le Concile Vatican II, lui reconnait la liberté de s’associer, de promouvoir telle ou telle spiritualité, de faire rayonner l’Évangile dans sa famille, son lieu de travail, ses responsabilités sociales et politiques etc. Les pasteurs exercent une mission de vigilance si l’exercice ou l’expression de ce droit va à l’encontre de la doctrine et de la morale catholiques. Aller au-delà de cette mission risque fort de verser dans une nouvelle forme de cléricalisme. Je note enfin que la plupart des jeunes sont insensibles à l’argument d’autorité lorsqu’il est employé à mauvais escient ou de façon illégitime !
Dom Geoffroy Kemlin souligne dans son entretien le fait que le Motu proprio Summorum Pontificum de Benoît XVI « ne pouvait qu’être provisoire ». Qu’en pensez-vous ?
Je suis incapable de répondre à cette question. Par le baptême, le chrétien est installé dans une situation provisoire, celle d’attendre la Résurrection. Il y a des décisions provisoires qui ont traversé les siècles. Toute décision pastorale se juge à ses fruits : le maintien ou le rétablissement de la paix, la communion dans une même foi, la reconnaissance d’une légitime diversité, la protection des droits des fidèles. Il est indiscutable que le Motu proprio Summorum pontificum a largement contribué à pacifier les esprits et a permis à beaucoup de jeunes de faire l’expérience de la Tradition. […]
Le pape François rappelle dans sa lettre que tout catholique se doit d’« accepter la réforme liturgique née de Sacrosanctum Concilium » et donc la messe Paul VI. Que cela signifie-t-il profondément ? L’attachement au rite tridentin ou le refus de concélébrer doivent-il être considérés comme une forme de rejet de la messe Paul VI ?
Laissons Dieu sonder les cœurs et les reins ! Malheureusement les mesures très dures à l’encontre de la liturgie traditionnelle frappent indistinctement tous les prêtres latins, y compris ceux qui célèbrent le missel de St Paul VI, qui concélèbrent avec leur évêque et leurs confrères, et qui n’ont fait que répondre de façon large et généreuse aux demandes légitimes d’une portion du peuple de Dieu, sans chercher à imposer aux autres fidèles le latin, le grégorien et la communion dans la bouche !
Pour Dom Kemlin la diversité des rites ne nuit pas à l’unité de l’Eglise dès lors qu’elle se fonde sur un critère objectif (l’appartenance à une région ou un pays, ou à un ordre religieux). Mais elle devient problématique lorsqu’elle provient d’un critère subjectif, d’un choix personnel car, dit-il, « la liturgie est quelque chose qui ne vient pas de nous mais que nous recevons de l’Eglise ». Le rite tridentin ne répond-il pas précisément à cette définition ?
Ce point de vue me semble un peu étrange. Il ignore l’importance de l’expérience spirituelle des fidèles, leurs droits et leur liberté. Si un jeune entre à l’abbaye de Solesmes, il choisit une manière de vivre la liturgie et ce droit fondamental est non seulement reconnu mais protégé par l’Église. De même s’il entre à Fontgombault, au Barroux ou à la Pierre-qui-vire. Il y a bien un choix personnel qui est légitime et qui doit être respecté. Ayant accompagné de nombreux jeunes adultes vers le baptême, j’ai souvent remarqué que la liturgie traditionnelle constitue dans leur conversion et dans leur physionomie spirituelle un élément structurant, ce qui ne les empêche pas, par la suite, de s’ouvrir à d’autres réalités de l’Église. La liturgie n’existe pas dans l’absolu. Il est paradoxal d’affirmer à la fois que la liturgie constitue un élément central de l’identité de foi d’un fidèle et ne pas comprendre que celui-ci réagit lorsqu’on modifie, voire qu’on bouleverse la forme concrète qui lui a donné de vivre du mystère chrétien. Cela constitue une vision assez désincarnée, voire gnostique, de la liturgie. Tout ce qui contribue à un enracinement doit être encouragé. Enfin je note que la subjectivité du prêtre apparait beaucoup plus dans la liturgie issue du Concile que dans la liturgie traditionnelle, où le célébrant s’efface totalement pour laisser transparaître le rite et la splendeur du mystère célébré.
N’est-il pas paradoxal, à l’heure où la synodalité est sans cesse mise en avant, qu’une branche de l’Eglise n’ait pas voix au chapitre ?
La notion, sinon la réalité de la synodalité doit faire l’objet d’un autre type de considérations, à la fois historiques, doctrinales, critiques et pastorales. Dans la phase actuelle, ne sont remontées, à quelques exceptions près, que des exigences et les revendications d’une certaine frange de l’Église. Pour certains, il s’agit de construire une Église synodale. C’est ici que je rejoins l’inquiétude de Dom Kemlin : le mystère de l’Église se reçoit-il ou se construit-il ? Il y a un gros travail à fournir pour étudier les fondements scripturaires, patristiques, historiques, théologiques, pastoraux de la synodalité. Mais j’ai déjà fait l’expérience que certains des tenants de cette nouvelle manière de « faire église » sont assez peu ouverts au dialogue, à la contradiction, à l’argumentation raisonnable…
Le maintien du rite tridentin ne pourrait-il pas être considéré comme un des remèdes à l’effondrement de la pratique religieuse ?
Cela me semble évident. […]