Le cardinal Jean-Pierre Ricard, archevêque de Bordeaux, a prononcé
une conférence intitulée « Laïcité de l’Etat, laïcité de la société ? »,
au Centre Saint-Louis de Rome, jeudi 27 septembre. Extraits :
[…] Ce qui me
frappe […] c’est le glissement qui s’opère depuis
une dizaine d’années, au moins dans certains secteurs de l’opinion,
d’une laïcité de l’Etat à une laïcité de la société. Je dis tout de
suite ma propre position et ce sera le contenu de mon intervention : ce
glissement me paraît indu. C’est l’Etat qui est laïc, ce n’est pas la
société. Celle-ci est plurielle."
Le cardinal commence par évoquer la conception de la laïcité selon l'Etat :
"Vous savez que nous ne trouvons pas de terme de
laïcité dans la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat de 1905. Mais
nous trouvons l’adjectif laïc comme un qualificatif donné à la
République française dans la Constitution de 1958. A l’article 2, il est
dit : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique
et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens
sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes
les croyances. ». La laïcité de la République désigne la neutralité de
l’Etat et son indépendance vis-à-vis des fois religieuses et des
convictions philosophiques. Laïc, l’Etat n’est inféodé à aucune
religion, ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas de relation avec elles. […] La laïcité de l’État lui interdit d’intervenir dans le fonctionnement
interne des cultes. Pourtant, cela n’empêche pas certaines relations de
courtoisie ou de bonne entente entre l’État et tel ou tel culte. Depuis
la loi de Séparation, par exemple, le choix des candidats à l’épiscopat
ne concerne plus la République. Mais, depuis le rétablissement des
relations diplomatiques en 1921, il est prévu par l’aide-mémoire du
cardinal Gasparri de demander à l’État : « s’il y avait quelque chose à
dire du point de vue politique contre les candidats aux évêchés ».
Concernant l’Islam, les représentants de l’État sont allés plus loin
dans une intervention touchant le fonctionnement d’un culte. Ils ont
souhaité se donner des interlocuteurs qualifiés et ont aidé à la mise en
place d’une structure religieuse nationale : le Conseil français du
Culte Musulman. Avouez que nous sommes assez loin ici d’une conception
de la laïcité pensée en termes de séparation rigoureuse !"
Puis vient la conception de la laïcité selon l'Eglise :
Déjà, Pie XII avait parlé d’une « saine laïcité ». Il affirmait dans
un discours, le 23 mars 1958 : « Il y a des gens, en Italie, qui
s'agitent parce qu'ils craignent que le christianisme enlève à César ce
qui est à César. Comme si donner à César ce qui lui appartient n'était
pas un commandement de Jésus ; comme si la légitime et saine laïcité de
l'État n'était pas un des principes de la doctrine catholique ; comme si
ce n'était pas une tradition de l'Église, de s'efforcer continuellement
à maintenir distincts, mais aussi toujours unis, selon les justes
principes, les deux Pouvoirs ».Mais c’est surtout avec le Concile Vatican II que cette conception
allait être développée. On lit dans la Constitution Pastorale Gaudium et
Spes au n° 76, 3 :« Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et
l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. Mais toutes
deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation
personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d’autant plus
efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront
davantage entre elles une saine coopération, en tenant également compte
des circonstances de temps et de lieu »Le Concile souligne l’indépendance mutuelle de l’Église et de la
communauté politique. Mais cette indépendance n’implique pas ignorance
ou hostilité. Au contraire, elle appelle connaissance mutuelle et
collaboration. De plus, cette indépendance ne saurait cependant pas
soustraire l’État à l’autorité d’un ordre moral qui s’impose à lui et à
celle de principes fondamentaux dont le respect garantit son autorité.
L’Église a toute légitimité pour intervenir si elle pense que cet ordre
moral ou ces principes sont menacés.[…] Dans sa dernière exhortation Ecclesia in Medio
Oriente le pape Benoît XVI précise ce qu’il entend par laïcité, ce
respect de la distinction de la sphère religieuse et de la sphère
politique appelées à se connaître, à collaborer entre elles sans se
mélanger : « La saine laïcité, … signifie libérer la croyance du poids
de la politique et enrichir la politique par les apports de la croyance,
en maintenant la nécessaire distance, la claire distinction et
l’indispensable collaboration entre les deux. Aucune société ne peut se
développer sainement sans affirmer le respect réciproque entre politique
et religion en évitant la tentation constante du mélange ou de
l’opposition…. La prise de conscience de ce rapport approprié permet de
comprendre qu’il existe une sorte d’unité-distinction qui doit
caractériser le rapport entre le spirituel (religieux) et le temporel
(politique), puisque tous deux sont appelés, même dans la nécessaire
distinction, à coopérer harmonieusement pour le bien commun. Une telle
laïcité saine garantit à la politique d’opérer sans instrumentaliser la
religion, et à la religion de vivre librement sans s’alourdir du
politique dicté par l’intérêt, et quelquefois peu conforme, voire même
contraire, à la croyance. C’est pourquoi la saine laïcité
(unité-distinction) est nécessaire, et même indispensable aux deux » (n°
29).
Puis vient l'évolution plus récente de la laïcité :
[…] Il y a la vieille laïcité de combat qui voit dans les religions un
obscurantisme dont il faut libérer les esprits. Ses revendications en
direction du pouvoir portent, entre autres, sur l’abrogation du statut
concordataire de l’Alsace-Moselle, sur l’abrogation de la Loi Debré (« A
Argent public, École publique »), sur le statut de certaines
aumôneries. On trouve une éclairante expression de ces revendications
dans la réponse publique du Grand Orient à la Commission Machelon. Il ne
faut pas majorer ce courant même s’il peut de temps en temps donner de
la voix. […]Il y a une forme de laïcité qui n’est pas de l’ordre du combat
idéologique mais qui se traduit dans les faits par une politique
contribuant à accélérer un certain effacement du religieux. Nous sommes
en présence de certaines évolutions de mentalité liées au phénomène de
sécularisation de notre société. J’entends par là un processus
d’éloignement de notre société vis-à-vis de sa référence chrétienne et
de son lien, en particulier, à l’Église catholique. Il n’y a pas
forcément hostilité ou lutte ouverte mais beaucoup plus ignorance et
indifférence. Cela s’accompagne aussi d’un affaiblissement de la surface
sociale de l’Église et de sa difficulté à assurer aujourd’hui un
quadrillage au plus près du terrain. […]Il y a aujourd’hui tout un courant militant qui souhaite étendre la
référence à la laïcité, non plus seulement à l’État mais à la société
toute entière, réduisant ainsi l’expression publique et sociale des
religions. Il s’agit d’une forme de laïcisme qui veut enfermer le
religieux dans le domaine du privé et de l’intime et lui interdire toute
forme d’expression dans l’espace public. Notons d’ailleurs que beaucoup
de nos contemporains n’aiment pas les religions qui expriment avec
force et passion militante leurs propres convictions. D’où ce sens
négatif donné au mot « prosélytisme ». Certes, si une expression du
contenu religieux non respectueuse de la liberté doit être refusée, la
possibilité de proposer sa foi à d’autres ne fait-elle pas partie de la
liberté d’expression ?Nous voyons ce courant laïciste s’exprimer dans un certain nombre de
réactions vis-à-vis de prises de position publiques des responsables de
l’Église, en particulier dans les domaines qui touchent la vie sociale
et politique, que soit à propos de l’expulsion des Rom ou de la
proposition de loi sur le mariage et l’adoption entre personnes du même
sexe. […] Il en va de même des manifestations publiques organisées par des
catholiques, en particulier des marches pour la défense de la vie. Si
ces manifestations sont pacifiques et ne troublent pas l’ordre public,
pourquoi certains groupes voudraient-ils les faire interdire ou les
empêcher de se dérouler normalement ? L’expression dans l’espace public
serait-il sélectif : pourquoi applaudir une Gay Pride et combattre un
autre type de manifestation ? Le religieux ou l’ecclésial ne
pourraient-ils plus avoir une expression publique ? Nous sommes là
devant une conception indue de la laïcité. […] Nous voyons aussi s’exprimer des propositions visant à modifier le
calendrier des fêtes chômées. Certains le font par hostilité ou
indifférence à l’histoire de la France, qui a été fortement marquée par
le catholicisme. D’autres le font par désir de donner à chaque religion
la possibilité de fêter (avec un jour chômé) leurs propres fêtes
religieuses. […] Mais, c’est l’inscription de l’Islam dans la société
française qui a amené les déplacements d’accent les plus forts,
concernant la laïcité, dans l’opinion publique et chez un certain nombre
de leaders politiques. Dans les dernières décennies, l’Islam ne s’est
plus présenté comme une religion pour des gens en transit sur notre sol
national mais comme une religion de gens qui étaient français, qui
vivaient en France et n’envisageaient pas de partir ailleurs. Nous avons
vu se construire des mosquées qui se sont inscrites dans notre paysage
urbain et l’Islam est devenu la deuxième confession religieuse de France
après le catholicisme. […][I]l faut s’opposer à cette
tendance visant à étendre la laïcité de l’État à l’ensemble de la
société. L’expression publique et sociale de sa foi fait partie du droit
de chaque croyant. Celle-ci doit être possible dans toute société, car
une société démocratique est une société plurielle, où, dans le respect
de l’ordre établi, toutes ces expressions publiques des religions
doivent pouvoir se manifester. Il en va du respect du droit à la
liberté religieuse, qui est, comme l’ont rappelé les papes Jean-Paul II
et Benoît XVI au fondement de tous les autres droits de l’homme. L’État
est laïc. Notre société ne l’est pas. Elle a une autre ambition : être
une société, non pas où on musèle les religions, mais une société qui
permet à celles-ci d’apporter toutes leurs composantes et d’enrichir
ainsi la vie sociale elle-même. […]"