Extrait d'une tribune de Jean Sévillia dans le Figarovox :
"Dimanche 29 novembre, les chrétiens entrent dans le temps de l'Avent. Dans les églises et les familles catholiques, c'est le moment d'installer la crèche. Ce rite, habituellement joyeux, s'accomplira en 2015 dans une ambiance teintée de gravité. D'abord en raison des circonstances, quinze jours après les attentats de Paris, deux jours après l'hommage national rendu aux victimes. Ensuite parce que la crèche de Noël, qui est pourtant la représentation la plus innocente qui soit, se trouve prise cette année dans une polémique dont certains ne semblent pas soupçonner la violence symbolique.
L'Avent, début de l'année liturgique, commence au quatrième dimanche avant Noël, sauf chez les orthodoxes qui le font débuter le 15 novembre. Le mot vient du latin adventus, qui signifie «venue, avènement». Ce temps d'attente conduit en effet vers l'événement qui, aux yeux des chrétiens, a renversé le cours de l'histoire: l'incarnation de Dieu sur terre. A Bethléem, il y a deux mille ans, son fils a endossé la condition humaine sous les traits d'un enfant couché dans une mangeoire. Cette condition, il la portera, le péché excepté, jusqu'à sa mort sur la croix. Chaque année, les fidèles sont invités à célébrer sa venue parce qu'entre la Nativité, fête de la naissance de Jésus, le fils de Dieu, et Pâques, fête de la Résurrection du Christ Sauveur, se déroule l'alpha et l'oméga de la foi chrétienne.
Jésus, sa mère Marie et son père nourricier Joseph forment la Sainte-Famille. La famille, pour les chrétiens, est un anneau sacré. C'est en famille qu'ils fêtent Noël, mais c'est auparavant en famille qu'ils préparent Noël. Chez les catholiques, la crèche, précisément, associe les enfants aux préparatifs: ils aident à placer les personnages, on leur fait admirer la composition achevée et, dans les familles pieuses, c'est au pied de la crèche qu'on prie avec eux. Marie et Joseph sont installés au centre, avec l'âne et le bœuf, là où l'enfant Jésus les rejoindra dans la nuit du 24 au 25 décembre. Bergers, paysans, artisans ou musiciens, tout un petit monde gravite autour, pendant que Melchior, Balthazar et Gaspard, les rois mages, restent à l'écart: ils feront leur entrée le 6 janvier, jour de l'Epiphanie.
La crèche, plus tard le sapin – qui est aussi une tradition chrétienne -, la messe de minuit… Que de souvenirs d'enfance, avec son cortège de sensations – la chaleur de la maison et l'air glacé du dehors -, d'odeurs – le sapin – ou d'émotions – des cierges aux chants de Noël.
Ces souvenirs-là, précieux comme tout ce qui touche à l'enfance, imprègnent la mémoire de millions de Français. Ils imprègnent la mémoire de la majorité de nos compatriotes puisque la majorité d'entre eux (56 %) se déclarent catholiques. C'est un pourcentage qu'il faut répéter, et compléter par un chiffre: la France, pays de 65 millions d'habitants, compte 44 millions de baptisés, soit les deux tiers de la population. Sans doute les pratiquants – réguliers ou occasionnels – sont-ils moins nombreux qu'autrefois, pour des raisons qu'il n'est pas possible de développer ici, mais il reste ce fait massif que la culture contemporaine aimerait occulter: dans sa structure profonde, la France reste majoritairement catholique.
Elle le reste en dépit des gardiens du temple de la laïcité qui voudraient nous faire croire que l'exclusion de toute trace religieuse dans l'espace politique et public serait la quintessence de l'esprit français (français, le cardinal de Richelieu, homme d'Eglise et grand serviteur de l'Etat, ne n'était-il donc pas?). Catholique, la France le reste en dépit du miroir grossissant qui tend à faire tourner tous les débats autour de l'islam, religion que professent 8 % des Français.
Mise en scène de la Nativité, la crèche apparaît au haut Moyen Age. Elle est attestée, comme crèche vivante, à l'instar de celle réalisée par François d'Assise à Greccio, dans la nuit de Noël 1223, ou comme crèche fixe, au XIIIe siècle. La crèche provençale, inventée à la fin du XVIIIe siècle, mêlant le profane au religieux, a érigé la fabrication du santon au rang d'un art populaire.
Il y a donc une extrême violence – une violence symbolique – dans la proposition de l'Association des maires de France de réclamer une loi interdisant les crèches dans les lieux publics. Parce que la crèche est un symbole religieux, un symbole religieux qui fait partie de notre histoire, de notre culture, de notre mémoire collective. La polémique qui a enflé ces jours derniers, et qui a occupé une place massive sur les réseaux sociaux, révèle plusieurs tendances. On voit des chrétiens sincèrement indignés. On voit aussi des hommes politiques s'emparer de l'affaire, flairant un bon coup: ils prennent le risque qu'on se rappelle à leur bon souvenir dans des cas où défendre quelque chose du christianisme sera beaucoup moins fructueux sur le plan électoral… On voit aussi beaucoup d'intervenants qui insistent sur le caractère de tradition populaire de la crèche, ce qui n'est pas faux, mais qui n'est pas tout.
En vérité, nous assistons depuis vingt ans à une extension agressive du concept de laïcité, qui devient une machine à enfermer le fait religieux dans l'espace privé. Si cette conception a des antécédents dans l'anticléricalisme du petit père Combes, elle apparaît surtout, de nos jours, comme une réponse aux revendications identitaires qui émanent des secteurs fondamentalistes de l'islam.
Le problème, c'est que cette réponse ne résoudra pas la question complexe du fondamentalisme musulman, question qu'il appartiendra en premier lieu aux musulmans de résoudre eux-mêmes. […]"