Interrogé dans Le Point, Patrick Buisson analyse le premier tour de la présidentielle. Extrait :
[…] On s’est mépris sur le « en même temps » d’Emmanuel Macron. Ce n’était pas un projet inclusif. Il ne visait pas à additionner la droite et la gauche mais à les neutraliser. Programme qu’il a parfaitement accompli en absorbant la gauche postsociale en 2017 et la droite postnationale en 2022. Quant à Marine Le Pen, c’est à un véritable aggiornamento idéologique qu’elle s’est livrée en abandonnant les ressorts mythologiques et émotionnels du roman national au profit d’une posture gestionnaire. Le tricolore a été évacué de sa charte visuelle au profit de la marque Le Pen, jugée à elle seule suffisamment métonymique. Son champ lexical s’est fait technique et économique, alors même que la crise du Covid a délégitimé la parole prétendument experte des sachants. À croire qu’elle n’aspirait qu’à intégrer le cercle de la raison et qu’elle n’avait d’autre idée en tête que de conjurer le procès en incompétence qui lui était fait depuis son débat raté de 2017.
En outre, faire passer la question sociale avant la question nationale ne relevait pas d’un recentrage mais d’un contre-sens, au moment où la pandémie et le retour de la guerre en Europe redonnaient tout leur sens aux frontières. Elle y a perdu du même coup le soutien et la ferveur des fantassins du nationalisme, passés avec armes et bagages chez Éric Zemmour. Il y a une grande paresse intellectuelle chez ceux qui s’obstinent à reléguer Marine Le Pen à l’extrême droite, alors même qu’elle s’est transformée en candidate de la protection tous azimuts, en candidate du care, soucieuse de gérer le pays en « mère de famille ». Le lepénisme n’est d’ailleurs même plus un populisme. C’est l’expression électorale d’un individualisme de masse, la concrétion fugitive d’une société complètement atomisée.
La seule stratégie pertinente était l’union nationale interclassiste, pas celle du bloc contre bloc ni celle de l’union des droites qui sont l’une et l’autre des options sociologiquement minoritaires. Il fallait opérer la jonction de la France de Johnny et de la France de la Manif pour tous sur le terrain du travail et des valeurs. Au lieu de cela, Marine Le Pen a ignoré l’axiome mitterrandien qui veut que, pour rassembler les Français, il faut d’abord commencer par rassembler son propre camp. Plutôt que d’accueillir et d’organiser la cohabitation de sensibilités différentes au sein du Rassemblement national, comme le faisaient jusqu’ici tous les grands partis de gouvernement, elle a laissé en friche les terres du national-conservatisme. D’où, la nature ayant horreur du vide, l’émergence du phénomène Zemmour, dont elle porte la responsabilité au premier chef. À trop mettre l’accent sur les bénéfices que Marine Le Pen a su tirer de la radicalité de son principal concurrent, exceptionnellement efficace dans le rôle d’assouplisseur d’image et d’accélérateur de dédiabolisation, on a fini par oublier les dommages collatéraux que la candidature de Zemmour lui a infligés en l’empêchant de déboucher en tête au premier tour et en la privant ainsi d’une véritable dynamique pour le second. Cependant, le seul fait que la candidate du RN se retrouve pour la première fois en position d’être élue, vingt ans après la qualification surprise de son père, en dit long sur l’état du pays.
Peut-elle récupérer une partie des voix de Jean-Luc Mélenchon ou est-ce un mirage ?
C’est un calcul à la fois paradoxal et chimérique. Le vote Mélenchon a davantage été un vote anti-Zemmour et anti-Le Pen qu’un vote anti-Macron. Il s’agit d’un précipité hétérogène et instable qui juxtapose, pour l’essentiel, un vote ethnique et un vote des centres-villes, les esclaves et les maîtres, les dominés et les dominants dans une convergence d’intérêts propre à toutes les villes-mondes, parfaitement analysée par Christophe Guilluy. Là encore, l’effet de loupe sur le vote communautariste des musulmans a occulté le fait que Mélenchon a obtenu plus de deux fois le score cumulé de Le Pen et de Zemmour à Paris, Lyon et Bordeaux, c’est-à-dire dans les villes où le prix du foncier est le plus élevé. L’électorat de gauche auquel rêve Marine Le Pen dans le cadre d’une grande alliance des souverainistes des deux rives n’existe pas, ou plutôt n’existe plus. On l’a bien vu avec le fiasco de la candidature d’Arnaud Montebourg.
Les premiers figurent, en quelque sorte, les buttes témoins de la politique comme religion de substitution et fabrique de sens. Ils incarnent l’essence même du politique qui est le conflit, la disputatio, tandis que Macron et Le Pen ont plutôt cherché à construire une offre qu’on pourrait qualifier d’« a-conflictuelle ». Zemmour et Mélenchon sont des dinosaures, des archéos. Les seuls, et peut-être les derniers, à avoir conçu et conduit leur campagne en s’appuyant sur une mythologie. Pour l’un, le droit à la continuité historique d’une nation et d’une civilisation et, pour l’autre, l’avènement d’une société créolisée en lieu et place de la société sans classes. Tous les historiens savent le rôle des mythologies en tant que réponse aux grandes crises. Ce sont ces systèmes qui, à travers les siècles, ont toujours fourni les amortisseurs symboliques, les grands récits explicatifs et les môles de résistance aux peuples ou aux groupes qui se sentaient menacés dans leur être profond ou dans leur existence.
Comment, dès lors, expliquer l’échec de Zemmour ?
Contrairement à ce qu’a voulu croire son équipe, il n’était pas un candidat de rassemblement mais un candidat de déblaiement. Il a pleinement rempli son office de brise-glace idéologique en acclimatant de nouveaux thèmes dans le débat comme celui, par exemple, du grand remplacement, jusque-là très conceptuel. Il n’a cessé tout au long de la campagne d’invoquer le retour du tragique dans l’Histoire et de convoquer un imaginaire anxiogène. Mais ce qui a fait sa fortune médiatique aura causé sa perte dans les urnes. Lorsque le tragique est passé de la perspective à l’imminence avec la guerre en Ukraine, supplément non prévu au programme, le décor a brusquement changé. Zemmour est alors apparu comme le cavalier de l’Apocalypse. Emprunté au grec ancien, « apocalypse » signifie dévoilement. Zemmour aura été le candidat du grand dévoilement. Celui qui levait le voile sur un paysage terrifique. Dans ces conditions, il était fatal qu’on en vînt à confondre le message et le messager et que ce dernier finît par faire figure d’épouvantail. Face aux prophètes du malheur, la majeure partie de la bourgeoisie française sera toujours du parti de Jeanne Bécu, alias la comtesse du Barry : « Encore un instant, Monsieur le bourreau ! » C’est le syndrome du Titanic, qui veut que les passagers de première classe s’accrochent jusqu’à la dernière minute à leurs privilèges.
Nicolas Sarkozy m’a successivement couvert d’éloges et d’opprobre. Sans doute ne méritais-je ni cet excès d’honneur ni cette indignité. On se trompe quand on l’accuse, aujourd’hui, de trahison. C’est un homme d’une rare constance. Il a toujours fait passer ses intérêts avant ses convictions. Aujourd’hui, ses choix sont dictés par son avenir judiciaire. Pas les miens. J’éprouve une profonde compassion pour l’iniquité qui le frappe. L’appareil judiciaire est un terrible broyeur d’hommes. Pour le reste, la décomposition de la droite était inscrite dans l’abjuration de Sarkozy entre 2007 et 2012. J’observe cependant que la « ligne Buisson », si décriée à l’époque, aura fait l’unanimité dix ans après chez les candidats LR, y compris pour le référendum sur l’immigration. À quelques rares et louables exceptions près, qui ont sauvé l’honneur de ce parti, le spectacle des Républicains au lendemain du premier tour fait irrésistiblement penser à ce qu’on appelait le bloc des « Républicains opportunistes » sous la IIIe République. Leur fonction n’était pas de défendre des idées, mais de fournir des majorités d’appoint aux gouvernements successifs dont ils ne supportaient pas de rester trop longtemps éloignés.
Le suffrage universel est une guerre civile mimée qui a, entre autres, pour objet de purger les « passions démocratiques » dont on sait, depuis Tocqueville, qu’elles ne sont pas sans risques. L’absence de campagne et l’esquive du président sortant au premier tour n’ont pas permis à l’élection de remplir cette fonction cathartique. Il n’est pas sûr que la campagne de l’entre-deux-tours y supplée. En 2017, le vote protestataire totalisait 45 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle, mais n’obtenait que 4 % des sièges à l’Assemblée nationale un mois plus tard. Cette fois, il recueille 55 % des suffrages et le gouffre abyssal entre représentés et représentants ne cesse de se creuser. Notre démocratie n’exprime plus la loi du nombre, mais la loi du petit nombre. Carl Schmitt disait : « Le mythe de la représentation supprime le peuple comme l’individualisme supprime l’individu. » Nous y sommes. La question est de savoir combien de temps encore les Français se résigneront à accepter cette démocratie Potemkine, ce kratos sans démos, cette démocratie sans le peuple. Il y a tout à craindre d’une situation où la crise de la légitimité viendrait se greffer sur une crise économique et sociale.
ROY
Zemmour a plu et déplu par la radicalité de ses positions , mais il a créé un engouement , surtout de jeunes ,que seuls Le Pen père , Mélenchon et Tixier avaient réalisé .La chance de Le Pen ,malgré ses insuffisances et l’armada argent media contre elle ,c’est le rejet de l’arrogance de micron et la faiblesse médiatique des porte parole de lrem,
Prout
Vous parlez de la chance de MARINE je suppose
Faliocha
Dommage que l’auteur éprouve le besoin de s’exprimer dans cet héxagonal buissonnant si agaçant et fatigant à lire, au lieu d’user de bon français (les « sachants » sachant sacher me mettent dans une colère folle, dans ce pays où les savants sont suspendus et mis au ban de la société). Mais sa sombre analyse ne manque pas d’intérêt.
Haizkolari
La fin du texte légitime deux réformes du programme de Marine Le pen
1°) Le référendum d’intiative citoyenne
2°) l’élection des députés à la proportionnelle