Dans Le Figarovox, Eugénie Bastié a interrogé Rod Dreher, auteur de Comment être chrétien dans un monde qui ne l'est plus- Le pari bénédictin. Extrait :
"Ne pensez-vous pas que l'évangélisme soit le comble de l'émotivisme individualiste?
Je crois que beaucoup d'évangéliques aux Etats-Unis sont plus catholiques que les catholiques, dans le sens où ils croient davantage à ce que l'Eglise enseigne. J'ai été catholique avant de me convertir à l'orthodoxie. Je lisais Jean-Paul II et je trouvais cela formidablement nourrissant. Mais en entrant dans l'Eglise je me suis rendu compte que les catholiques américains pratiquaient en réalité une forme de protestantisme. La plupart des églises américaines prêchent ce que les sociologues Christian Smith et Melinda Lundquist Denton appellent le «déisme éthico-thérapeutique», une version molle et édulcorée du christianisme qui en gros affirme qu'il faut être gentil et que les bons iront au paradis. Une version totalement compatible avec le monde moderne et qui rejette la Tradition. L'Eglise catholique a pourtant toutes les ressources pour résister aux forces de la modernité. Mais elle ne les utilise pas. Richard John Neuhaus, un prêtre célèbre aux Etats-Unis a écrit dans les années 1980 Le moment catholique: les paradoxes de l'église dans le monde postmoderne, où il expliquait qu'enfin les catholiques pouvaient prendre la parole dans l'espace public. Mais ce «moment catholique» n'est jamais arrivé. Après le concile Vatican II la formation des jeunes catholiques a été complètement délaissée. Lorsqu'on regarde les sondages aujourd'hui, les catholiques américains ne sont pas différents de l'Américain moyen, et même un peu plus libéraux sur les questions sociétales. La plupart d'entre eux ne reconnaissent pas l'autorité de l'Eglise sur ces sujets.
Ne pensez-vous pas que nous chrétiens Européens sommes bien plus avancés que les Etats-Unis dans la déchristianisation? Votre président jure toujours sur la Bible…
Certes les Etats-Unis tiennent la religion en plus haute estime que chez vous en France, mais le sentiment anti-chrétien n'a cessé de progresser. Je pense que nous chrétiens américains avons beaucoup à apprendre des catholiques français. Vous avez vécu avec une laïcité militante depuis beaucoup plus longtemps. Nous, cela devient un problème aujourd'hui seulement. Trump a nommé un catholique fervent à la Cour suprême et la plupart des commentateurs ont dit qu'il ne serait pas un bon juge car il serait biaisé par sa foi. Cela va arriver de plus en plus. Dire qu'on est chrétien dans l'espace public devient disqualifiant.
J'ai été très surpris par le succès de la Manif Pour Tous en France. Aux Etats-Unis, nous avons l'idée que de toute façon l'Europe est fichue, qu'elle est déchristianisée depuis longtemps. Nous avons une conscience religieuse bien plus forte, mais elle se cantonne à l'espace privé, et elle n'est pas intellectualisée. On ne voit pas les chrétiens manifester pour la famille. Je dirais que l'Amérique est plus religieuse que la France, mais que la France est plus traditionnelle que l'Amérique.
[…] Je crois que l'essentiel est la pratique. Il faut créer des communautés, des écoles, des entreprises chrétiennes. Je crois que le modèle monastique doit inspirer les familles. Il faut aussi limiter les nouvelles technologies, notamment auprès des enfants.
Le communautarisme que vous prônez ne va-t-il pas à l'encontre de l'aspect universaliste et missionnaire du christianisme?
Je crois que les chrétiens doivent aller dans le monde. Mais dans un monde postchrétien, hostile au christianisme, je crois qu'il faut avoir une foi solide, appuyée sur une formation intellectuelle. On ne peut pas aller au combat désarmé! Je crois que nous devons sortir du monde pour mieux nous former, pour ensuite y retourner pour évangéliser. Beaucoup de chrétiens américains veulent garder leurs enfants dans les écoles publiques, parce qu'ils veulent bien faire. Mais ils se rendent compte très rapidement que les enfants, peu formés religieusement et intellectuellement, ne résistent pas à l'esprit du monde. Comment résister lorsqu'on est entourés d'enfants de 9 ans avec des smartphones ayant accès illimité à la pornographie? C'est impossible.
Les chrétiens doivent-ils se retirer de la politique?
L'erreur des conservateurs américains est de croire que l'ennemi, c'est l'élite libérale de la côte est, et qu'il suffit de mettre un président conservateur, des juges conservateurs, pour gagner la bataille culturelle. C'est faux. La culture ambiante est profondément déchristianisée. La droite religieuse conservatrice ne l'a pas remarqué. Elle a été complaisante envers elle-même envers la dégradation de sa propre foi. Elle croyait que l'ennemi était à l'extérieur: que c'était la gauche, les athées. Nous n'avons pas vu que notre propre manque d'attention à la formation intellectuelle des chrétiens conduirait à notre affaiblissement. Pour moi la foi est une manière de vivre plutôt qu'une façon de penser. On ne peut pas être des chrétiens du dimanche dans un monde postchrétien. […]"