Notre ami Olivier Debesse, lui aussi infatigable militant de la doctrine sociale de l’Eglise, a rédigé sur ce sujet un article d’hommage à Jean Madiran à l’occasion des dix ans de la mort de ce dernier.
A l’occasion des dix ans de la disparition de Jean Madiran survenue le 31 juillet 2013, il est conforme à la piété filiale de lui rendre grâce pour son apport intellectuel et ses combats pour la défense de la culture et de la civilisation chrétienne dont nous sommes les héritiers. La culture ne peut se transmettre et la civilisation perdurer sans la société, sans des personnes qui agissent et s’organisent pour cela, quelles que soient leurs responsabilités individuelles et collectives, et à tous niveaux. Pas seulement au niveau politique, mais aussi dans tout groupe social (famille, école, association, entreprise, syndicat, paroisse, …). Encore faut-il avoir une idée juste de la vie sociale souhaitable, une idée juste d’une doctrine sociale authentique qui puisse servir de boussole. C’est tout le travail et l’immense mérite de Jean Madiran que d’avoir, à temps et à contre temps, rappelé les grands principes de ce que l’on appelle communément la doctrine sociale de l’Eglise.
Idéologie, enseignement social, doctrine sociale ou doctrine politique ?
Qu’est-ce qu’une idéologie ? Pour le pape Jean XXIII : « Les idéologies ne considèrent de l’homme que certains aspects » [1]. En pratique, une idéologie est un discours qui sert un intérêt.
Qu’est-ce qu’une doctrine ? Pour Jean Ousset : « Une doctrine est l’ensemble ordonné des notions, des principes généraux (universels) qui demeurent au-dessus des événements, quels qu’ils soient » [2].
Qu’est-ce que la doctrine sociale de l’Eglise ? Pour le pape Pie XII : « La doctrine sociale de l’Eglise [est celle] dont les points principaux sont contenus dans les documents du Saint-Siège, c’est-à-dire dans les encycliques, les allocutions et les lettres pontificales » [3].
Contrairement à « l’Enseignement social de l’Eglise » qui peut varier selon les lieux, les époques, les modes, pour Jean Madiran : « La Doctrine authentique de l’Eglise est une norme qui a vocation à rectifier cet enseignement s’il y a lieu » [4].
Il ajoute : « Même un ermite, qui n’a (presque) aucune relation sociale, a besoin lui aussi des points principaux de la doctrine sociale : il en a besoin pour la justesse du regard contemplatif qu’il porte sur la Création et pour la santé de sa vie intérieure, qui seraient débilitées ou ravagées par des idées fausses. C’est pourquoi la doctrine sociale fait partie des connaissances nécessaires au salut » 4 en citant Pie XII : « L’enseignement de la Doctrine Sociale de l’Eglise est claire en tous ses aspects, elle est obligatoire : nul ne peut s’en écarter sans danger pour la foi et l’ordre moral » [5].
Cette doctrine sociale ne se réduit pas à quelques recettes pour « vivre ensemble » : elle a pour but l’instauration sur la terre, comme au ciel, de la royauté sociale du Christ. Cela se trouve affirmé dans l’évangile de St Jean lors du dialogue avec Pilate où le Christ déclare sa Royauté : « Tu le dis, je suis roi » tout en affirmant « mon royaume n’est pas de ce monde ».
Cette affirmation : « mon royaume n’est pas de ce monde » veut dire que le royaume du Christ ne provient pasde ce monde, mais ne veut pas dire qu’il ne doit pas s’exercer sur ce monde. La royauté du Christ est affirmée dans le Notre Père : « Que votre règne arrive, que votre volonté soit faite, sur la terre comme au ciel » et dans ce qu’il dit aux apôtres au moment de l’Ascension : « Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé » (St Matthieu 28 18-19).
Une société n’est pas faite d’individus mais de familles, une bonne doctrine sociale doit donc considérer que la famille est la base de toute société et non l’individu. Jean Madiran, précise que : « si la société temporelle est une société de familles, l’Eglise, qui est une société spirituelle est une société de personnes. De ce fait, on ne peut pas organiser la société politique sur la forme et selon les normes de la société ecclésiastique car se serait méconnaître les nécessités naturelles qui fondent la société politique sans lesquelles celles-ci se décompose » [6].
La doctrine « sociale » de l’Eglise est aussi « politique ». « Elle ne se limite pas aux “questions sociales”, ainsi dénommées par distinction d’avec “la politique” ; elle est carrément politique, puisqu’elle traite de questions telles que le bien commun temporel, l’Etat, la communauté internationale, les droits de l’homme, le principe de subsidiarité (etc.). Mais elle a été nommée simplement “sociale” sans doute pour ne pas avoir l’air d’une provocation au regard du langage courant qui considère que l’Eglise ne doit pas “faire de la politique” » [7].
Il en résulte que l’action des laïcs chrétiens est spécifique et ne doit pas se limiter à la vie de la paroisse. Pour cela, les laïcs doivent être formés pour agir dans la société avec la boussole qu’est la doctrine sociale de l’Eglise.
La doctrine sociale de l’Eglise n’est plus enseignée
En 1977, un étudiant d’André Piettre [8] chargé d’un exposé sur le catholicisme social eut l’idée, pour sa documentation, d’aller frapper à la porte de l’archevêché de Paris, il lui fut répondu : « La doctrine sociale de l’Église ? Ça n’existe pas » [9].
Il y a une quinzaine d’années, lors d’un exposé de mon action syndicale à un groupe de parents chrétiens, j’avais parlé du principe de subsidiarité. Le prêtre qui accompagnait ce groupe m’avait répliqué que la « subsidiarité ne fait pas partie de la phraséologie de l’Eglise ».
Jean Madiran explique que l’Eglise catholique (du moins en France et au moment où il écrit), a renié sa doctrine sociale, qu’elle l’a ignorée pour devenir moderne. Il nous dit : « La preuve définitive que les encycliques sociales ne furent ni comprises ni vécues par les évêques, malgré tout le verbiage épiscopal sur ces questions, réside en ce fait constatable : ils ne les ont jamais appliquées à ce qui dépendait d’eux directement, leurs écoles, leurs journaux, leurs propriétés, leurs finances, leurs salariés » [10] expliquant qu’au lieu d’appliquer la doctrine sociale de l’Eglise, les évêques préféraient s’approprier la pensée moderne qui est une pensée antichrétienne par rejet de la loi naturelle (les dix commandements).
Le cas emblématique de l’encyclique Divini Redemptoris de Pie XI (1937)
Dans l’introduction de sa traduction de l’encyclique Divini Redemptoris, Jean Madiran dit qu’elle a été présentée par l’Episcopat français lors de sa parution en 1937 comme étant : « l’encyclique qui a condamné le communisme » [11]. Ce qui a eu pour effet que les catholiques ne l’ont pas lu au moment de sa publication puisqu’ils savaient déjà que l’Eglise condamnait le communisme.
Heureusement que l’Eglise n’avait pas attendu 1937 – 20 ans après la Révolution d’Octobre et 90 ans après le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels publié en 1848 – pour condamner le communisme. C’est pourquoi, l’encyclique commence par rappeler les condamnations antérieures dont la première date de 1846.
Et depuis la chute du mur de Berlin en 1989, beaucoup se disent que le communisme étant mort, la lecture de l’encyclique n’est plus d’actualité. Encore aujourd’hui, elle est souvent présentée comme celle ayant condamné le communisme, chose entendue lors d’une retraite spirituelle en 2018.
Divini Redemptoris conserve toute son actualité. Après le rappel de ce qu’est le communisme, l’encyclique expose en termes précis la doctrine chrétienne de la société. Pie XI : « La société ne doit pas être entendue à la manière des libéraux qui, en raison de leur doctrine individualiste, mettent la communauté au service de profits sans mesure pour les hommes pris isolément ».
Le bien commun
Cette notion majeure de la doctrine sociale de l’Eglise qu’est le bien commun revient souvent chez Jean Madiran. Trop souvent, le bien commun est présenté comme étant : « Cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’un façon plus totale et plus aisées » [12].
J’ai entendu une personnalité politique dire en 2019 à des chrétiens : « Souvent, les cathos ont une vision idéologique du bien commun. C’est quoi le Bien commun ? C’est l’ensemble des situations où l’homme peut faire son bonheur. Il n’y a pas de bien commun idéal : il est le meilleur bien possible ».
J’ai rarement entendu la définition donnée par Aristote : le bien commun est la cause finale d’une société, de tout groupe social, et pas seulement de la société civile. C’est le mérite de Jean Madiran de le rappeler : « Il y a le bien commun d’une famille, le bien commun d’une ville, le bien commun d’une entreprise, d’un métier, d’une école, d’une armée. A chacun de ces niveaux, le bien commun est le meilleur bien de la personne individuelle (meilleur pour elle que son bien particulier). Quand on dit le “bien commun” sans autre précision, il s’agit du bien commun dont l’Etat a la charge, le bien commun de la France qui, dans sa tradition capétienne, est un Etat-nation. Son bien commun est le but de la politique » [13].
L’action militante des personnes en faveur du bien commun de la société ou de tout groupe social, doit être restaurée, et ceci quel que soit son périmètre.
Le pape François l’a rappelé : « La politique tant dénigrée, est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun » [14].
Comme dirait Jean Madiran, le bien commun dont il s’agit ici, comme cela n’est pas précisé, est celui de la Cité dont l’Etat à la charge. Qu’en est-il des biens communs de la profession, du métier, de l’entreprise ? Quelle institution peut les prendre en charge ? A condition qu’il soit restauré dans ses prérogatives, le syndicat peut prendre en charge ces trois corps économiques et au moins en avoir soin, exerçant lui aussi « une des formes les plus précieuses de la charité ».
Le syndicalisme chrétien
Pour cette évocation de l’œuvre de Jean Madiran, comment ne pas mentionner son intérêt pour le syndicalisme chrétien. En tant que directeur du quotidien Présent, il publie en mars 1984 un article de Claude Harmel intitulé : « De la CFTC à la CFDT, pourquoi et comment fut supprimé le mot chrétien » [15].
Voici ce que Jean Madiran avait écrit pour introduire cet article :
« Claude Harmel est généralement reconnu comme l’un des meilleurs historiens du syndicalisme. Je dirais volontiers le meilleur. Venu de la gauche (dont il n’est, sentimentalement, peut-être pas tout à fait détaché), il est un analyste rigoureux des affaires dites sociales et un spécialiste compétent des questions communistes. Il fut et il demeure l’un des principaux animateurs du bulletin Est et Ouest, ancienne et nouvelle série.
L’importante mise au point qu’il nous envoie montre – entre autres choses – que l’actuel effondrement doctrinal de l’épiscopat français et de ses organismes mandatés a été précédé depuis longtemps par une sournoise dérive de son noyau dirigeant : et cette dérive était déjà d’inspiration maçonnique ».
Deux points méritent d’être précisés :
- Au moment de la « scission » du congrès de 1964, les délégués porteurs des mandats majoritaires changent le titre de CFTC en CFDT et gomment dans l’article premier des statuts la référence à la morale sociale chrétienne pour que cette confédération syndicale devienne : « humaniste et démocratique ». Les minoritaires décidèrent de maintenir la CFTC. L’épiscopat français, relayé dans les paroisses, soutint la CFDT et nullement la « CFTC maintenue ».
- Il ne suffit pas à un syndicat, une confédération ou toute autre personne morale pour être chrétien, que le mot chrétien soit dans le titre, ce qui serait du nominalisme [16]. Surtout si les principes de la doctrine chrétienne ne sont pas appliqués en interne de l’organisation. De même qu’il ne suffit pas à une personne physique d’être baptisée pour être sauvée si l’agir n’est pas conforme à la doctrine (avec la nuance que la foi chrétienne n’est pas une loi).
Connaître la doctrine sociale de l’Eglise, notre boussole pour bien agir
Cela ne sert à rien d’avoir une boussole si on reste chez soi. De même, cela ne sert à rien de former les citoyens à la doctrine sociale de l’Eglise, si comme aurait dit Jean Madiran, cela se réduit à former des formateurs qui formeront d’autres formateurs. La doctrine sociale de l’Eglise doit être enseignée pour former les laïcs à bien agir dans leurs lieux de vie. C’est ce que dit Jean Madiran : « On retiendra peut-être de tout cela que les laïcs ont une vocation évidente à s’occuper du bien commun naturel, mais qu’ils ont besoin que le clergé se consacre plutôt à leur en rappeler la finalité surnaturelle » [17]. Pour accompagner les laïcs, le clergé doit comme eux connaître la doctrine sociale de l’Eglise et s’intéresser aux batailles qu’ils mènent dans le temporel pour leur rappeler la finalité surnaturelle.
Cela rejoint le message du pape François lorsqu’il a appelé les chrétiens à s’engager dans la cité :
« Nous sommes souvent tombés dans la tentation de penser que le laïc engagé est celui qui travaille dans les œuvres de l’Église et/ou dans les choses de la paroisse ou du diocèse, nous avons peu réfléchi sur la façon d’accompagner un baptisé dans sa vie publique et quotidienne ; sur la façon pour lui, dans son activité quotidienne, avec les responsabilités qu’il a, de s’engager comme chrétien dans la vie publique. Sans nous en rendre compte, nous avons généré une élite laïcarde en croyant que seuls ceux qui travaillent dans « les choses des prêtres » sont des laïcs engagés, nous avons oublié, en le négligeant, le croyant qui souvent brûle son espérance dans la lutte quotidienne pour vivre la foi » [18].
Dans les batailles que nous avons à mener, comment ne pas citer Charles Péguy que Jean Madiran aimait tant ? Ce sera ma conclusion.
« Celui qui fait jouer la prière et le sacrement pour se dispenser de travailler et d’agir, c’est-à-dire en temps de guerre pour se dispenser de se battre rompt l’ordre de Dieu même […] Autant il est permis […] de demander dans la prière le couronnement de fortune et ce sort des batailles qui ne réside que dans l’événement, autant il est stupide, et il est de désobéissance de vouloir que le bon Dieu travaille à notre place, et d’avoir le toupet de le lui demander. Demander la victoire et n’avoir pas envie de se battre, je trouve que c’est mal élevé » [19].
Eclairés par la doctrine sociale authentique de l’Eglise, redevenons militants !
[1] Jean XXIII, encyclique Mater et Magistra, 1961
[2] Jean Ousset, Fondements de la Cité, Club du livre civique, page 80, 1963
[3] Pie XII, 17 octobre 1953
[4] Quotidien Présent N° 6008, 21 janvier 2006
[5] Pie XII, 29 avril 1945
[6] Jean Madiran, Une civilisation blessée au cœur, Editions Sainte-Madeleine, page 38, 2002
[7] Quotidien Présent N° 6006, 19 janvier 2006
[8] André Piettre, 1907 – 1996, économiste français et écrivain catholique
[9] Le Monde, 28 juillet 1977
[10] Jean Madiran, L’hérésie du XXe siècle, Nouvelles Editions Latines, page 18, 1968 et 1987
[11] Jean Madiran, Divini Redemptoris l’encyclique sur le communisme de Pie XI, Nouvelles Editions Latines, 1986
[12] Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise $164, Editions du Cerf 2005, Gaudium et Spes N°26, 1965
[13] Quotidien Présent N° 7672, 25 août 2012
[14] Pape François, élu 13 mars 2013, Evangelii Gaudium §205, 24 novembre 2013
[15] Quotidien Présent, N° 538 et N° 539 du 1er et 2 mars 1984
[16] Selon le nominalisme, les idées générales ou les concepts n’ont d’existence que dans les mots servant à les exprimer
[17] Quotidien Présent, N° 7672 du 25 août 2012
[18] Pape François, lors d’une rencontre d’hommes politiques catholiques à Bogota, les 1er – 3 décembre 2017
[19] L’Argent suite (1913) in Œuvres en prose complètes, t. III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1992, p. 927 sq.
Thibaud
Darmanin n’a toujours pas interdit le colloque sur la messe traditionnelle alors même qu’un hommage est prévu à Jean Madiran.
TontonJean
Merci, Olivier, pour cet hommage à Jean Madiran. Il est complet et je dirais même parfait.
Cette séparation syndicale je l’ai vécue aussi et suis resté toujours “semper fidélis” et jusqu’à aujourd’hui à la foi catholique que nous ont transmise nos Parents. Merci!