La réédition du livre du Professeur de Mattei, Vatican II, l’histoire qu’il fallait écrire, a suscité diverses réactions et commentaires. Il est en particulier reproché par Yves Chiron (Aletheia n°356) au Professeur de Mattei de ne pas avoir tenu compte, dans cette réédition, des remarques formulées par le cardinal Marchetto sur son ouvrage originel. Nous publions ci-dessous la première partie de la réponse du Professeur de Mattei au cardinal Marchetto (Il Foglio, 9 octobre 2012).
Continuité ou rupture ?
Le moment est peut-être venu de sortir de la cage herméneutique dans laquelle se débattent les spécialistes du Concile Vatican II. Tous ceux qui abordent la discussion historiographique sur le Concile, en mettant en lumière, sous divers points de vue, les éléments de « virage » objectif par rapport à l’époque précédente, sont en effet hâtivement étiquetés comme partisans de l’ « herméneutique de la discontinuité », en opposition avec le magistère de Benoît XVI et de ses prédécesseurs.
Tel est par exemple le critère souverain de jugement de Mgr Agostino Marchetto dans son récent ouvrage Il Concilio Ecumenico Vaticano II. Per la sua corretta ermeneutica[1] (Libreria Editrice Vaticana, 2012), comme il l’avait déjà été dans sa précédente étude Il Concilio Ecumenico Vaticano II. Contrappunto per la sua storia[2] (Libreria Editrice Vaticana, 2005).
Dans ces deux livres, Mgr Marchetto fait moins un travail d’historien que de recension attentive de tout ce qui a été publié au cours de la dernière décennie à propos de Vatican II. Ce n’est pas nécessairement une limite. La limite est de lancer aux auteurs recensés des accusations de « discontinuisme », en s’abritant derrière un présumé magistère à ce sujet pour couvrir une faiblesse argumentative substantielle. Mais Benoît XVI, dans son discours à la Curie romaine du 25 décembre 2005, a déclaré qu’à l’herméneutique de la discontinuité ne s’oppose pas l’herméneutique de la continuité « tout court », mais une « herméneutique de la réforme », dont la vraie nature consiste en un « ensemble de continuités et de discontinuités à des niveaux différents ». Peut-être est-ce précisément à partir de la constatation de l’existence de niveaux différents de continuité et de discontinuité qu’il faudrait avancer.
La continuité ou la discontinuité de Vatican II par rapport à l’Eglise précédente peut être considérée sous deux aspects : la dimension historique et humaine de l’Eglise et sa dimension ontologique, qui s’exprime dans l’immuabilité de sa Tradition. Une distinction qui correspond à la double nature de l’Eglise, humaine et divine, et qui rend le discours bien plus articulé et riche de nuances que ne le voudraient Mgr Marchetto et d’autres auteurs. Le premier niveau d’étude revient à l’historien, qui a pour critère de vérité celui de la vérification et de l’évaluation des faits. Le second niveau appartient au théologien, au pasteur et, en dernière instance, au Souverain Pontife, gardien suprême des vérités de foi et de morale. Il s’agit de deux plans distincts, mais liés et interdépendants, comme le sont l’âme et le corps dans l’organisme humain. Mais c’est seulement après la reconstruction historique, et non avant, qu’interviennent les pasteurs, pour formuler leurs jugements théologiques et moraux.
Les deux niveaux, historique et herméneutique, ne peuvent pas se confondre, à moins de ne pas considérer que l’histoire coïncide avec son interprétation. Cela signifie que le Concile Vatican II doit être abordé non seulement sur le plan théologique, mais avant tout sur le plan historique en tant qu’événement. Le théologien exercera sa réflexion sur les textes, l’historien, sans négliger les textes, réservera surtout son attention à leur genèse, à leurs conséquences, au contexte dans lequel ils se situent. L’historien et le théologien cherchent tous les deux la vérité, qui est la même, mais ils y arrivent par des chemins différents, non opposés.
Il semble que ce soit le cardinal Ruini qui ait confié à Marchetto le devoir de s’opposer à l’œuvre historique, de marque ultra progressiste, de Giuseppe Alberigo et de son « école de Bologne ». Mais contre l’histoire tendancieuse d’Alberigo et des ses continuateurs il n’est pas suffisant d’affirmer que les documents du Concile doivent être lus en continuité et non en rupture avec la Tradition.
Lorsqu’en 1619 Paolo Sarpi écrivit une histoire hétérodoxe du Concile de Trente, on ne lui opposa pas les formules dogmatiques de Trente, mais une histoire différente, la célèbre histoire du Concile de Trente écrite sur l’ordre du pape Innocent X par le cardinal Pietro Sforza Pallavicino (1656-1657) : l’histoire, en effet, se combat avec l’histoire, et non avec les affirmations théologiques. C’est la raison pour laquelle les critiques que fait Marchetto au sujet de mon étude Il Concilio Vaticano II. Una storia mai scritta[3](Lindau, 2011) sont des balles tirées à côté de leur cible. Je ne suis en effet ni un « discontinuiste », comme Marchetto s’obstine à le répéter, ni un « continuiste », parce que je juge ce terme tout aussi dépourvu de signification que le précédent.
Je suis simplement un historien qui se propose de raconter de façon vraie et objective ce qui s’est passé, non seulement pendant les trois années pendant lesquelles se déroula le Concile Vatican II, du 11 octobre 1962 au 8 décembre 1965, mais aussi pendant les années qui le précédèrent et celles qui le suivirent immédiatement, l’époque de ce que l’on appelle le « post Concile ». Je fais mien le souhait que le cardinal Ruini adressait le 22 juin 2005 à l’entreprise de Mgr Marchetto (« il est temps que l’historiographie produise une nouvelle reconstruction de Vatican II qui soit aussi, finalement, une histoire de vérité ») mais je ne crois pas qu’il soit productif de cacher la vérité historique derrière le voile d’une « herméneutique de la continuité » mal comprise. Ma lecture du Concile diverge radicalement de celle que l’historien de Bologne Giuseppe Ruggieri propose dans son récent ouvrage Ritrovare il Concilio[4] (Einaudi, 2012), Mais je ne peux pas lui donner tort quand il affirme que le devoir de l’historien consiste à « connaître, à partir des sources, ce qui s’est vraiment passé, et à comprendre le sens effectif de ce qui s’est vraiment passé », et quand il explique pourquoi le Concile Vatican II n’est pas réductible à ses décisions (pp. 7-11).
J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire : les Conciles peuvent promulguer des dogmes, des vérités, des canons, qui émanent du Concile, mais qui ne sont pas le Concile. Le Concile est différent de ses décisions, qui, seulement quand elles sont promulguées infailliblement, deviennent partie intégrante de la Tradition (Apologia della Tradizione. Proscritto a Il concilio Vaticano II. Una Storia mai scritta[5]). Comment nier que le Concile Vatican II ait eu une « spécificité » par rapport aux autres événements historiques, et qu’il ait constitué, sous de nombreux aspects, une « Révolution » ? En attestent les témoignages qui, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’ouverture du Concile, ont été recueillis par Avvenire, et celui du sociologue canadien Charles Taylor, qui rappelle l’événement par ces paroles : « C’était comme la chute de Jéricho » (Avvenire, 26 juillet 2012).
La principale nouveauté de Vatican II fut sa nature pastorale. Le cardinal Walter Brandmüller l’a bien expliqué. Les Conciles exercent, sous et avec le pape, un magistère solennel en matière de foi et de morale, et ils se posent comme juges et législateurs suprêmes en matière de droit et de discipline de l’Eglise, mais Vatican II, contrairement aux précédents Conciles, « n’a pas exercé de juridiction, ni légiféré, ni délibéré sur des questions de foi de façon définitive. Il a plutôt été un nouveau type de Concile, dans la mesure où il s’est défini comme Concile pastoral, qui voulait expliquer au monde d’aujourd’hui la doctrine et les enseignements de l’Evangile de façon plus attrayante et instructive. En particulier, il n’a prononcé aucune censure doctrinale. […] Au contraire, la crainte de prononcer tant des censures doctrinales que des définitions dogmatiques a eu pour conséquence l’émergence d’affirmations conciliaires dont le degré d’authenticité et donc le caractère obligatoire fut extrêmement varié. […] Chaque texte conciliaire a un degré différent d’adhésion. C’et aussi un aspect totalement nouveau dans l’histoire des Conciles » (Walter Brandmüller, Il Vaticano II nel contesto della storia conciliare[6], in Aa. V., Le « chiavi » di Benedetto XVI per interpretare il Vaticano II[7], Cantagalli, 2012, pp. 54-55). Les études de Mgr Brunero Gherardini (la dernière est Il Vaticano II. Alle radici di un equivoco[8], Lindau, 2012) demeurent le point de référence fondamentale pour une évaluation du degré d’adhésion de ces enseignements tout au plus pastoraux. Caractéristique surprenante que celle de la pastoralité, car dans les vingt Conciles universels précédents, la forme est toujours dogmatique et normative. La forme définitoire, comme l’observe Enrico Maria Radaelli, dans son étude pointue sur le langage de Vatican II, est « la forme naturelle du langage de l’Eglise » (Il domani – terribile o radioso – del dogma[9], édition pro manuscripto, 2012).
La pastoralité ne fut pas seulement un « fait », c’est-à-dire l’explication naturelle du contenu dogmatique du Concile d’une façon adaptée à son époque, comme cela avait toujours été le cas. Ni le Concile Vatican I ni le Concile de Trente n’étaient en effet dépourvus de dimension pastorale. La « pastoralité » fut en revanche élevée au rang de principe alternatif à la « dogmaticité », sous-entendant une priorité de la première sur la seconde. La dimension pastorale, en soi accidentelle et secondaire par rapport à la dimension doctrinale, devint prioritaire dans les faits, opérant une révolution dans le langage et dans la mentalité. Un auteur n’appartenant pas à l’école de Bologne, le père John O’Malley de la Georgetown University, a défini Vatican II comme un « événement linguistique », en expliquant qu’aux professions de foi et aux canons se substitua « un genre littéraire » qu’il appelle « épidictique », c’est-à-dire discursif (What happened at Vatican II[10]).