D’Emma Ray, journaliste spécialiste des minorités au Moyen-Orient et ex-reporter en Syrie, pour le Salon beige:
Trois mois après la chute du régime de Bachar al-Assad en décembre 2024, la Syrie plonge dans le chaos et l’incertitude. Hayat Tahrir al-Cham (HTC), dirigée par Ahmad al-Char’a (connu sous le nom d’Abou Mohammad al-Joulani), n’a pas tenu ses promesses.
Alors qu’un nouveau gouvernement devait être annoncé le 1ᵉʳ mars à l’issue de la période de transition, cela ne s’est pas concrétisé, alimentant frustration et tensions dans le pays. Des manifestations étudiantes contre la détérioration des conditions sécuritaires et économiques ont conduit à la fermeture partielle de l’université de Damas.
Parallèlement, la présence croissante de combattants barbus affiliés à HTC et à d’autres factions extrémistes dans les rues de Damas, Alep et Lattaquié ravive un climat de peur et d’oppression. “Nous espérons une nouvelle vie, mais nous nous retrouvons face à une autre forme de répression, cette fois sous un masque religieux”, confie un habitant de la capitale.
Les minorités face à un avenir sombre
Les communautés minoritaires – Alaouites, Druzes, Chrétiens, Kurdes et Turkmènes – vivent dans l’angoisse depuis que HTC a pris le pouvoir par la force militaire. À Jaramana, près de Damas, l’inquiétude s’est accrue après des affrontements violents lors d’une campagne sécuritaire le 28 décembre 2024, faisant un mort et neuf blessés, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme.
Des craintes grandissent quant à une possible purge sous prétexte d’éliminer les “restes du régime”. Avec un gouvernement de transition dominé par des figures extrémistes proches d’al-Char’a, les perspectives d’après-Assad s’annoncent sombres. Les exactions et les règlements de comptes se multiplient, menaçant de plonger le pays et la région dans une nouvelle spirale de violence.
Un gouvernement dominé par les extrémistes
Dès son arrivée au pouvoir, HTC a mis en place une administration composée exclusivement de figures radicales. Parmi elles, Chadi al-Wayssi, nommé ministre de la Justice, est tristement célèbre pour avoir supervisé des exécutions publiques sous la bannière d’Al-Qaïda. Une vidéo datant de 2015 le montre assistant à l’exécution de deux femmes accusées d’adultère à Idleb, en présence de civils et d’enfants, un témoignage glaçant de l’idéologie qui gouverne désormais le pays.
Des jihadistes étrangers, notamment des combattants ouïghours, ont également été intégrés aux forces armées du nouveau régime, faisant craindre une transformation de la Syrie en un sanctuaire du terrorisme transnational. “Nous ne voulons pas voir la Syrie devenir un nouvel Afghanistan, mais ces nominations rendent cette hypothèse plausible”, s’alarme l’avocat Youssef Sabbagh.
Vengeances et violations contre les minorités
Des rapports font état d’exactions ciblant les minorités. À Qardaha, fief de la famille Assad, des groupes armés ont incendié des maisons et procédé à des arrestations massives en janvier 2025, selon des organisations de défense des droits humains. À Soueïda, des Druzes ont reçu des menaces directes de la part de miliciens. Dans une vidéo virale, un combattant armé promet : ” Nous vengerons chaque goutte de sang” . À Alep, des milices ont attaqué un quartier chrétien le 15 janvier 2025, prenant d’assaut une église et sommant les habitants de partir ou de mourir égorgés. “Les minorités font face à une menace existentielle, et les discours rassurants du nouveau pouvoir ne sont que des paroles en l’air”, dénonce Ayman Abdel Nour, président du mouvement Chrétiens syriens pour la paix.
Conséquences régionales et européennes
Les experts alertent sur le risque de propagation du jihadisme sous la direction d’HTC. Al-Joulani, responsable de nombreux attentats, dont le massacre de Qalb Lozeh en 2015 qui a coûté la vie à 20 Druzes, pourrait renforcer le terrorisme international. Un rapport du département d’État américain rappelle que Jabhat al-Nosra a mené des attaques terroristes contre des civils sous la direction d’al-Joulani”. Selon Matthew Levitt, expert en lutte contre le terrorisme au Washington Institute, ” si al-Charaa ne change pas de politique envers les minorités, il deviendra une menace directe pour la stabilité régionale”.
En Europe, la France craint un nouvel afflux de réfugiés et une recrudescence du terrorisme. “Tout chaos en Syrie aura des répercussions sur l’Europe à travers les flux migratoires et les menaces sécuritaires”, avertit Jean-Yves Le Drian, ancien ministre français des Affaires étrangères. Un rapport de CNN en 2024 soulignait déjà que le contrôle d’un pays par un groupe extrémiste pourrait encourager d’autres factions jihadistes à étendre leur influence dans d’autres États”.
L’impossible transition du jihadisme vers la gouvernance civile
La transformation d’un groupe jihadiste en un gouvernement civil semble irréalisable. “Al-Char’a est un extrémiste pragmatique : il peut modérer son discours, mais il ne changera jamais l’essence de son idéologie basée sur la violence”, analyse Thomas Pierret, chercheur français spécialiste des mouvements islamistes. De son côté, Amer Fakhoury, professeur de droit à l’Université américaine des Émirats, affirme : “Les jihadistes ont été formés à la violence comme outil de changement, les transformer en dirigeants civils nécessiterait une rupture totale avec leur passé, ce qui n’a pas encore été observé” L’écrivain Jamal Hussein va plus loin : ” Le régime d’HTC est une version revisitée de Daech, et pourrait déclencher une nouvelle guerre civile”.
Un avenir incertain
Sans constitution inclusive ni garanties pour les minorités, la Syrie se retrouve à la croisée des chemins, avec un avenir incertain. “Les droits ne peuvent être reportés indéfiniment. Tout retard signifie plus de conflits”, avertit Haji Mustafa, militant kurde. HTC parviendra-t-il à instaurer une gouvernance stable, ou la Syrie sombrera-t-elle dans une nouvelle ère de terrorisme et de chaos ?
La réponse ne dépendra pas des déclarations d’al-Char’a, mais de ses actes sur le terrain.