La croyance à la réincarnation est un phénomène de plus en plus ancré aujourd’hui chez des contemporains souvent influencés sans même en être conscients par les religiosités orientales. Claves revient dans deux articles sur cette question actuelle, d’un point de vue philosophique – naturel donc – puis théologique. Extrait :
[…] Au-delà de son impossibilité philosophique, liée au dualisme qui en est le soubassement, la doctrine de la métempsycose est incompatible avec plusieurs éléments incontournables de la doctrine catholique des fins des dernières.
L’Église enseigne invariablement que la mort est la « séparation de l’âme et du corps »[3], au moment de laquelle chaque âme passe par le jugement particulier, qui fixe à jamais son sort : paradis, enfer ou purgatoire, pour les hommes qui n’ont pas suffisamment satisfait au long de leur existence terrestre.
Chaque homme reçoit dans son âme immortelle sa rétribution éternelle dès sa mort en un jugement particulier qui réfère sa vie au Christ, soit à travers une purification, soit pour entrer immédiatement dans la béatitude du Ciel, soit pour se damner immédiatement pour toujours[4].
Au contraire, la plupart des versions de la métempsycose affirment la possibilité de plusieurs « chances » à travers des existences successives. Le purgatoire n’a alors plus de raison d’être, puisque le cycle de renaissances assure l’expiation des fautes passées. L’enfer est occulté car la croyance en la réincarnation se veut souvent rassurante, fondée sur l’idée que la vie humaine ne peut se solder par un échec. Quant au paradis, il devient un horizon lointain et évanescent, qui ne concerne que l’âme seule, enfin échappée de la prison de la matière. La résurrection des corps est doublement inconcevable : en raison du dualisme foncier qui sous-tend la métempsycose, et puisque l’âme, jointe successivement à plusieurs corps, ne saurait être réunie à un seul d’entre eux pour l’éternité.
La croyance en la réincarnation procède finalement d’une volonté de simplification face aux mystères de l’au-delà et du mal, mais aussi d’un constat d’impuissance : l’homme demeure finalement livré à lui-même, sans soutien de la grâce il ne peut compter que sur ses propres forces pour avancer vers le bonheur ultime. La conception de la béatitude qui en résulte est à l’avenant : si nous ne gagnons l’éternité que par nous-même, elle demeure à notre niveau, et l’on ne voit pas comment elle serait l’entrée dans un bonheur sans fin, apte à combler infiniment tous nos désirs et nos possibilités.
Autres aspects théologiques du débat
Élargissons la perspective pour terminer, car la question de la réincarnation soulève des questions théologiques bien au-delà de la seule question des fins dernières.
Puisque cette croyance se présente souvent comme une manière de résoudre le problème du mal (ou plutôt de l’éluder, en renvoyant l’explication du mal présent à des existences antérieures ou postérieurs dont nous n’aurions pas conscience), elle touche à la question de la souffrance du juste. Constatant le fait universel (les méchants semblent parfois mieux lotis que les bons : « Pourquoi les méchants vivent-ils? Pourquoi les voit-on vieillir et accroître leur force ? » se demande le vieillard Job[5].}}), les tenants de la métempsycose cherchent à l’interpréter à leur niveau. Ils ne peuvent en tirer qu’une conception fataliste de l’existence : ce que nous sommes est la conséquence d’événements passés dont nous sommes responsables sans en garder le moindre souvenir, et ce que nous serons suivra immanquablement le cours de la vie que nous menons aujourd’hui, sans pourtant que ce lien soit conscient. Au contraire dans la perspective chrétienne la souffrance du juste est un scandale que Dieu ne vient pas atténuer ou faire taire, mais qu’il vit avec nous en la personne souffrante et compatissante de Jésus, victime librement offerte pour nous péchés. Le sacrifice du Christ vient habiter la souffrance humaine et lui donner un sens : même le plus incompréhensible dans notre existence peut trouver valeur et signification en étant offert uniment à lui.
Ajoutons que la théologie des sacrements perd beaucoup de son sens dans le cadre d’une croyance en la réincarnation et dans l’idée d’un éternel recommencement : les dons de Dieu à l’âme la marquent de manière singulière et indélébile (les caractères imprimés par l’âme au baptême, à la confirmation et dans l’ordination sacerdotale ne s’effacent jamais et font que ces sacrements ne peuvent être réitérés) et construisent une relation personnelle et intime du Créateur à la créature. La métempsycose trouve au contraire son cadre dans l’idée d’une fusion ultime de l’âme dans le tout « divin » du cosmos ou du « Brahman, » elle ne colle certainement pas avec la vision d’un Dieu vivant personnel, qui cherche et construit avec chaque personne un dialogue unique. Ajoutons que la vertu en laquelle se manifeste le plus la toute-puissance de Dieu est, selon saint Thomas, la miséricorde[6], or le cycle des réincarnations rend inutile le pardon divin, puisque l’homme s’efforce par lui-même de gravir à nouveau l’échelle dégringolée en tombant dans la matière. Et ainsi le sacrement de pénitence est lui aussi rendu caduc et sans objet.
La théologie catholique implique par ailleurs une profonde dimension historique : c’est dans l’histoire des hommes que Dieu se révèle (la Bible n’est-elle pas une grande histoire, pleine d’histoires ?), et l’existence de chaque personne revêt une profonde dimension personnelle. L’être humain est ce qu’il devient, sa dignité passe du virtuel à l’actuel, elle se construit au fil des décisions qui font sa vie. C’est en ce sens que l’on peut parler d’un véritable progrès de l’âme. La révélation judéo-chrétienne a ainsi fait passer l’humanité de la notion d’un temps cyclique et réversible à celle d’un temps linéaire et irréversible : les Hébreux ont découvert la signification de l’histoire non comme fatalité mais comme épiphanie de Dieu, le monothéisme a apporté avec la notion de salut du temps, qui n’est une prison mais un chemin[7]. Ainsi l’Église – et chacun de ses membres – ne peuvent être compris sans référence au passé et à l’avenir ; l’œuvre de rédemption ne se conçoit que par rapport à un univers antérieur créé par Dieu mais blessé par une catastrophe mystérieuse, mais encore aussi en référence à l’œuvre de l’Esprit qui transforme de l’intérieur les cœurs et anime le corps mystique du Christ, faisant grandir la moisson jusqu’au temps où le Fils de l’homme reviendra pour la seconde parousie.
La réincarnation : ouverture ou fermeture ?
La croyance en la réincarnation semble rassurer l’homme et simplifier la réponse au problème du mal. Elle présente malgré tout des faiblesses insurmontables au regard de la psychologie et de la philosophie, et amène des conclusions inconciliables avec la foi. Quoi qu’il en soit des faits qui semblent parfois l’appuyer, elle ne peut donc être rationnellement admise comme théorie explicative, ni affirmée comme système d’explication du monde.
Que penser de la résurgence de la métempsycose dans certains milieux et religiosités ? Face à un monde matérialiste qui souvent répudie tout sens de la transcendance et de l’au-delà, pourrait-on considérer la croyance en la réincarnation comme une première marche, une idée propre à amener certains esprits de bonne volonté à la vraie foi ? Il importe cependant de demeurer prudent face à ces erreurs qui témoignent d’une vision faussée de la nature humaine, du divin et de la religion en général, erreurs dont l’enfermement est parfois plus ardu à rompre que le vide de l’incroyance n’est difficile à remplir.