Analyse d'Annie Laurent dans L'Homme nouveau sur la situation au Liban :
"Depuis 1975, date du déclenchement de la guerre au Liban, les chrétiens n’ont jamais su opposer un front uni aux défis qui leur étaient lancés par les pays voisins (Syrie, Israël), par les Palestiniens exilés et par une partie des musulmans libanais. Tous ces acteurs cherchaient à déstabiliser le pays du Cèdre pour servir leurs propres intérêts, divergents entre eux, profitant pour cela de sa configuration extrêmement fragile en raison de son identité multiconfessionnelle (la Constitution reconnaît dix-huit communautés). C’est d’ailleurs pourquoi le conflit libanais ne peut pas être qualifié simplement de « guerre civile » et que l’attribut « multiforme » rend mieux compte de la réalité. La fin officielle de la guerre, – que l’on date de manière inappropriée à l’année 1990 puisque le Liban a depuis lors connu plusieurs occupations, ingérences et offensives de la Syrie, d’Israël et de l’Iran, ainsi que des affrontements entre certains groupes libanais –, n’a pas guéri cette désunion. Celle-ci frappe surtout les maronites, c’est-à-dire la communauté sur laquelle reposent largement l’émergence du Liban indépendant et l’édifice institutionnel, ce qui a donc des répercussions négatives sur le fonctionnement de l’État. Actuellement, les maronites sont divisés en deux principaux camps rivaux. Le premier est mené par Samir Geagea, chef des Forces Libanaises (il est l’héritier de la résistance chrétienne, créée au début de la guerre) suivi de trois alliés maronites, tous députés : Amine Gemayel, ancien président de la République, son neveu Nadim Gemayel, chef du parti Kataëb, et Dory Chamoun, chef du Parti national libéral. Ils se tiennent aux côtés des musulmans sunnites dont le chef de file est Saad Hariri, président du Courant du Futur créé par feu son père, Rafic, assassiné à Beyrouth en 2005 alors qu’il était Premier ministre. Cette coalition est accusée par ses adversaires d’être inféodée à l’Occident, notamment aux États-Unis d’Amérique. Jusqu’à une date récente, y figurait aussi Walid Joumblatt, le chef du Parti socialiste progressiste qui représente en fait la communauté druze. Mais au début de cette année Joumblatt est passé dans le camp adverse. Côté chrétien, celui-ci est composé du général Michel Aoun, ancien Premier ministre par intérim et chef du Courant patriotique libre, et de Soleiman Frangié, député nordiste et ennemi juré de Geagea qu’il accuse d’avoir tué son père, Tony, en 1978. Tous deux marchent avec les chiites Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, et Nabih Berri, du mouvement Amal, qui est aussi président du Parlement. Cette coalition est l’alliée de la Syrie et de l’Iran. C’est elle qui, en janvier dernier, a fait chuter le gouvernement dirigé par Saad Hariri en retirant tous ses ministres, rompant ainsi le consensus élaboré en 2008 sous l’égide de l’émir de Qatar qui avait ainsi mis fin à une crise constitutionnelle en permettant l’élection de Michel Sleiman comme président de la République. Celui-ci, ancien commandant en chef de l’armée, n’appartient à aucun des deux courants antagonistes, mais ses rapports avec Aoun sont tendus.
Au Liban, on entend souvent dire que ces divisions entre maronites sont le signe d’une bonne santé démocratique et qu’en se répartissant les alliances, d’un côté avec les sunnites, de l’autre avec les chiites, les chrétiens auront leur place dans le camp de celui des deux groupes musulmans qui l’emportera sur l’autre, compte tenu de la haine inexpiable que ces derniers nourrissent les uns pour les autres. Le général Aoun semble avoir parié sur la victoire des chiites, qui constituent la communauté la plus nombreuse et la plus organisée au sein de l’Islam libanais et qui ambitionnent certainement de remplacer les sunnites comme partenaires principaux des maronites dans le cadre du pacte national, fondement des institutions. Ce pacte a été conclu en 1943 à une époque où les sunnites étaient majoritaires et pouvaient s’appuyer sur l’ensemble du monde arabe. Depuis la révolution de Khomeyni (1979), les chiites relèvent la tête et bénéficient d’un soutien inconditionnel de Téhéran et de Damas, le régime alaouite syrien ayant conclu une alliance stratégique avec l’Iran pour contrer l’influence sunnite. En réalité, la mésentente entre maronites est suicidaire car les deux groupes musulmans les instrumentalisent chacun à leur profit. Elle affaiblit donc gravement toute la chrétienté libanaise. Or, les chrétiens, qui ne représentent plus qu’un tiers de la population, ont intérêt à suivre une direction commune autour des constantes nationales qui ont été élaborées sous l’égide de l’ancien patriarche maronite, le cardinal Nasrallah-Boutros Sfeir. En outre, leur désunion les empêche d’oeuvrer pour la réconciliation des camps musulmans opposés, ce qui contrevient à leur mission en tant que fils de l’Église. Enfin, leurs divisions sont responsables de l’accord de Taëf (Arabie-Séoudite) imposé aux députés libanais à la hâte en 1989. Cet accord a été suivi d’une révision de la Constitution très défavorable aux chrétiens puisque la fonction de la présidence, bien que restant attribuée à un maronite, a été vidée de sa substance, l’essentiel du pouvoir exécutif ayant été transféré au gouvernement alors que la répartition était auparavant acceptable puisque tout en déterminant les orientations nationales, le chef de l’État ne pouvait prendre aucune décision sans l’aval du Premier ministre. Aujourd’hui, la situation est telle que le Président Sleiman est totalement impuissant et ne peut même pas jouer le rôle d’arbitre, comme l’a montré la récente crise qui s’est achevée en juin avec la formation d’un nouveau gouvernement dominé par le Hezbollah appelé à soutenir Bachar El-Assad dans sa répression contre les manifestants syriens. On comprend pourquoi, sitôt élu patriarche, en mars 2011, Mgr Raï a décidé d’oeuvrer dans deux directions : la réconciliation des frères ennemis maronites et la révision de la Constitution issue de Taëf."