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France : Politique en France

La fabrique d’un rapport parlementaire progressiste : un cas d’école

La fabrique d’un rapport parlementaire progressiste : un cas d’école

Le 16 décembre 2019 a été remis un rapport écrit par le député Audrey Dufeu Schubert, sur demande du Premier ministre, intitulé Réussir la transition démographique et lutter contre l’âgisme. Il est téléchargeable à partir d’une bibliothèque des rapports publics. Il n’est pas trop long, juste 60 pages pas vraiment denses.

Si l’auteur définit bien l’âgisme (Attitude de discrimination ou de ségrégation à l’encontre des personnes âgées), on cherche désespérément une définition de la transition démographique. C’est un peu dommageable quand même parce que cette expression a un sens usuel bien précis en histoire et en géographie des populations : c’est la période pendant laquelle une société passe d’un régime démographique où s’équilibrent approximativement une forte natalité et une forte mortalité à un régime caractérisé par un autre équilibre entre faible natalité et faible mortalité. Pendant cette période, le taux de mortalité baissant en général plus vite que le taux de natalité, la croissance démographique peut être très forte, comme en ce moment dans beaucoup de pays d’Afrique.

Ce n’est bien évidemment pas le sens de l’expression dans ce rapport car la France n’est pas déjà devenue un pays africain. Alors, en cherchant dans le texte de Mme Dufeu Schubert, on arrive à la conclusion que la transition démographique serait une sorte de combinaison entre longévité plus grande et vieillissement de la population. A parler simplement, on dirait que la durée de vie augmente et que la société française vieillit.

A vrai dire, rien de bien neuf. On se demande alors un peu pourquoi il faudrait réussir quelque chose qui est déjà parfaitement en place. Mais alors, il n’y aurait pas eu de rapport parlementaire… Et il n’y aurait pas eu d’envolée lyrique comme :

« Le concept socle de longévité permettra de concilier les approches individuelles, économiques et environnementales de la transition que nous vivons pour en faire une chance pour la cohésion de notre pays ».

Cette notion de transition est apparemment la grande découverte de ce rapport, sa valeur ajoutée (le mot transition est cité 98 fois dans le rapport). Mme Dufeu Schubert soutient que

« le vieillissement de la population nous place devant un futur à inventer, à un moment où la société connaît d’importantes mutations : la transition énergétique, la révolution numérique et la transition démographique ».

Pour elle, il y aurait donc, en quelque sorte, simultanéité des grandes transitions. Et, eurêka, « les politiques de la longévité sont des solutions pour accompagner ces grandes transitions » et les seniors sont définis [pourquoi ? On ne sait pas très bien ; mais un peu de flatterie ne nuit jamais] comme les

« précurseurs puis éclaireurs de ces trois grandes transitions… Ces transitions ne sont pas dissociables, aucune ne doit prévaloir sur l’autre. Elles sont intimement liées et interdépendantes, sans hiérarchisation. Nous devons trouver le point d’équilibre pour le développement durable de notre société́: une société́ de la longévité́ où la linéarité́ permanente du temps qui passe ne véhiculera pas l’utopie d’une immortalité́ pour soi-même mais d’une réalité́ des cycles de vie retrouvés ».

Mme Dufeu Schubert est une visionnaire : pour réussir la transition énergétique, nous avons donc les éoliennes et le photovoltaïque comme chacun sait, mais aussi les vieux. Le trio gagnant. Greta-la-jeune est durement renvoyée à ses études.

Le fond conceptuel étant ainsi très solidement étayé, reste à ajouter les ingrédients du bon rapport parlementaire.

1) Décider d’abord qu’une différence doit être considérée comme une discrimination, l’âgisme. Les vieux ne sont pas des jeunes comme les autres et finalement, ce n’est pas normal.

2) Faire du compliqué avec du simple:

« L’augmentation de l’espérance de vie fait de la vieillesse un nouvel espace de vie à réinventer et à habiter, bien loin de l’idée du naufrage véhiculée. Quand certains évoquent symboliquement dès 65-70 ans le terme de  « sénescence » d’autres préfèrent choisir de l’écrire ainsi : « c’est naissance » ».

3) Au besoin, en s’appuyant sur un peu de déconstruction :

« La vieillesse est une construction sociale « homogénéisante » qu’il importe de déconstruire pour que chacun puisse y trouver une place à sa mesure. »

4) Apparaître d’une haute qualité scientifique en n’hésitant pas à enfoncer quelques portes ouvertes :

« Si pour la transition énergétique, le vent et l’eau sont des ressources naturelles durables et vertueuses… » ; « la statistique est une discipline qui étudie des phénomènes au travers de la collecte de données… La sémantique quant à elle, par le sens qu’elle crée, apporte une signification »…

5) Appeler à la rescousse les grands auteurs : l’introduction, à elle seule, convoque Chateaubriand, le  Général Charles de Gaulle, le philosophe Mikhaïl Bakounine et Stefan Zweig. Mais Platon, Aristote, Hegel et beaucoup d’autres sont également sollicités.

6) Epicer le vocabulaire de termes anglo-saxons : l’auteur soutient l’idée de l’organisation des premiers Grey-Games en 2024 à Paris (« dans l’héritage des idées novatrices de Pierre de Coubertin… L’organisation de ces « Grey-games » ou « jeux des légendes » pourraient aussi être l’occasion de mobiliser les territoires dans une dynamique intergénérationnelle pour et par le sport »). Et puis quelle riche allitération entre les Grey-Games et les Gay Games ! Est aussi préconisée la création d’un « Silver-BAFA» (« La formation mettrait l’accent sur l’entretien des capacités de la personne vieillissante par l’animation et l’offre socioculturelle »), qui serait donc en harmonie avec l’idée également proposée d’une « silver économie intégrative », dont –à vrai dire- les contours restent légèrement flous.

7) Surtout, ne pas oublier la pincée d’érotisme et de genre :

« Une réelle inégalité réside et demeure dans la perception et la reconnaissance sociale de la sexualité des seniors selon qu’ils soient des hommes ou des femmes. Depuis 2001, l’assurance maladie rembourse les vasodilatateurs, traitements des dysfonctions érectiles, pour les hommes alors que rien n’est véritablement fait pour les femmes… La formation des gynécologues et de médecins généralistes dans ce domaine mériterait d’être renforcée au-delà de la seule visite pharmaceutique des délégués médicaux pour une promotion médicamenteuse genrée».

8) Il faut ajouter une dimension républicaine par la création de maisons d’obsèques civiles en cas de mauvais temps :

« Ainsi lors de décès, pour éviter que des rassemblements ne se déroulent au cimetière communal dans des conditions climatiques parfois inconfortables il pourrait être développé et systématisé progressivement dans les territoires des maisons d’obsèques civiles….  Renforcer la place des municipalités dans l’organisation des obsèques des citoyens pour accroître la reconnaissance républicaine du décès ».

L’auteur ne précise pas que la commune pourrait réquisitionner l’église, mais c’est évidemment une idée à avoir à l’esprit.

9) Il faut ensuite déployer toute la panoplie des moyens d’action d’un Etat véritablement progressiste :

– Créer un numéro de téléphone d’urgence (on l’aura remarqué, pas une question sociale dans la France macronienne qui ne se règle avec un numéro d’urgence et un centre d’appels).

– Intégrer les vieux (pardon, les seniors, mot cité 43 fois pour deux fois le mot vieux) dans les programmes scolaires dès le plus jeune âge et jusqu’en Terminale (allons, en sus des heures de désorientation sexuelle, de déploration de la colonisation et de commémoration de l’esclavage, il doit bien y avoir encore quelques heures de mathématiques, de français et d’histoire-géographie qu’on pourra ainsi utilement remplacer) :

« Il conviendra de renforcer dès le plus jeune âge les compétences psycho-sociales au service des différentes générations. Pourquoi ne pas concevoir un « cinquième savoir fondamental à l’école primaire : s’accepter et se respecter», en plus des quatre savoirs fondamentaux actuels qui sont : lire, écrire, compter et respecter autrui. Ainsi, il semble indispensable d’inscrire la transition démographique au sein des programmes dès l’école primaire, au collège puis au lycée pour qu’à travers plusieurs matières d’enseignement les jeunes puissent prendre conscience du continuum de la vie et amorcer dès le plus jeune âge une conscience des déterminants de la longévité… Et donc, inscrire la transition démographique au même titre que la transition environnementale dans les programmes scolaires »

Malgré les apparences, la citation est, comme les autres, hélas authentique et utilisée à peu près conformément à son usage dans le rapport.

– Pas de véritable rapport parlementaire sans une demande d’intervention du CSA pour surveiller l’application de la diversité appliquée à l’âge : « Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pourrait ainsi encourager des programmes traitant des questions de longévité qui se traduisent encore trop souvent par de « l’EPHAD bashing ». Le CSA est parfaitement habilité à traiter la question de la représentation des personnes âgées » énonce le rapport. L’auteur n’ayant sans doute pas pris connaissance du fameux baromètre CSA de la diversité à la télévision qui intègre déjà l’âge (« – de 20 ans », « 20 – 34 ans », « 35 – 49 ans », « 50 – 64 ans » et « 65 ans et + ») parmi les sept critères retenus.

– Définir la transition démographique comme grande cause nationale pour la seconde partie du quinquennat :

« L’ampleur de la démarche justifie l’octroi d’un label grande cause nationale sur la durée. Les stéréotypes et blocages sont tels que pour émerger comme sujet commun, la longévité doit être « boostée » avec une puissante volonté politique ».

– Ajouter la création d’un secrétariat d’Etat aux transitions (« La création d’un secrétariat d’Etat aux transitions, rattaché au Premier ministre pourrait être le « bras armé »au sein de l’exécutif de ces enjeux de conciliation des diverses transitions. Son ambition pour les politiques de longévité sera d’impulser une vision avec l’objectif de promouvoir un nouveau « style de vie », plus solidaire, moins normatif et plus lucide »), celle d’une Délégation parlementaire aux transitions, l’institutionnalisation d’une conférence triennale de la longévité (« précédée de débats locaux, et inscrite dans le cadre des évolutions concernant toutes les transitions »). Institutionnaliser en outre une « Semaine bleue : média et territoire »(« temps fort de visibilité pour les personnes âgées, moment de vivre ensemble et de citoyenneté, moins compassionnel, plus positif et plus moderne ») ; et déployer à grande échelle des « Territoires amis des ainés», avec la création d’un label associé. L’ensemble devant être couronné par la Création d’un espace éthique national sur le vieillissement. On allait oublier l’indispensable Institut national prospectif des transitions démographiques et sociétales des vulnérabilités (INPTDSV ?). Que de sinécures (rémunérées ?) pour un Jean-Paul Delevoye brutalement inoccupé.

10) Enfin, il y aura, c’est tellement évident, la création de nouveaux droits grâce au défenseur des droits:

« Le défenseur des droits pourrait approfondir la question de la constitution de droits positifs à définir en faveur des personnes âgées. Ainsi, il pourrait avoir pour mission d’identifier les droits positifs ou bien les actions positives à mettre en œuvre pour limiter l’émergence de discriminations. En première analyse, les droits nouveaux pourraient être les suivants : droit à la mobilité, droit au domicile, droit à la compensation des incapacités, droit à la participation, droit à la formation, droit de se préparer à la retraite… »

Et voilà le travail. L’ensemble est bien sûr émaillé d’autres phrases tout aussi merveilleuses :

  • « Vouloir changer le regard sur les personnes vieillissantes commence par porter un regard d’égal à égal pour accompagner la longévité dans notre pays…Le changement de regard ne se décrètera pas. En revanche celui des représentations doit évoluer. Pourquoi parlerait-on d’ailleurs de changement de regard quand il s’agit en réalité de permettre tout simplement de poser un regard ? »

  • « Je crois que le renforcement des droits des personnes âgées dans notre société pour lutter et dénoncer l’âgisme est un prérequis pour véritablement rééquilibrer le regard porté sur le vieillissement dans notre société et sur le progrès social générationnel»

  • « Donner une valeur universelle au vieillissement pour lui redonner du sens passera par une conquête sociale et « déprofessionnalisée » des désirs».

Vous l’aurez compris : ce travail est d’abord de pure communication (mot qui revient d’ailleurs 20 fois en 60 pages), deux autres mots caractéristiques étant également fréquemment cités : reconnaissance (cité 42 fois !) et regard, 27 fois.

Mais il est aussi un symptôme plus grave :

  • Tout d’abord, le pouvoir ne s’occupe plus que de l’individu et de son quotidien, car il a perdu capacité et volonté à s’occuper de la Nation.
  • Ayant du temps libre pour s’occuper de l’individu et de son quotidien, de façon bien sûr bienveillante, douce, enveloppante, maternante, le pouvoir préempte une partie supplémentaire du libre arbitre de l’individu, de son domaine de responsabilité propre, au profit d’une politique. C’est très explicitement ce qu’écrit Mme Dufeu Schubert :

« Nous devons nous doter collectivement d’un objectif politique nouveau visant à déployer un parcours de vie individuelle qui nous ressemble dans un environnement bienveillant».

Quitte à parler de vieillesse et de mort, on préfère cet extrait de la Préface à Zone de mort de Paul Yonnet (livre écrit au moment du combat ultime de l’auteur avec la maladie qui devait l’emporter), écrite par Jean-Pierre Le Goff :

« Zone de mort rompt précisément avec l’euphémisme des discours sur « la fin de vie » qui tendent à dénier le vieillissement, la maladie et la mort ; il fait valoir la souveraineté d’un sujet qui n’entend pas s’en laisser conter. L’angoisse n’y est pas considérée comme une pathologie qu’il faut traiter à l’aide d’antidépresseurs et de psychologues mais comme une donnée existentielle incontournable ».

La souveraineté d’un sujet ! D’où l’on comprend que le progressisme macronien est une indifférence au mieux, une détestation au pire, de deux souverainetés, celle de la France et celle de l’individu [en tant qu’être responsable].

Il restera celles du marché et de la charia.

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