Michèle Tribalat, qui a mené des recherches sur les questions de l'immigration en France, répond au Figarovox :
"Bernard Cazeneuve, interrogé sur la question migratoire, a répondu qu'il était «agacé par une gauche de posture, qui manque de maturité et qui ne raisonne pas en termes d'efficacité. On peut brandir les grands principes, mais la France ne peut pas accueillir tout le monde». En tant que démographe, cette déclaration vous paraît-elle légitime?
Franchement, il n'est pas nécessaire d'être démographe pour approuver une déclaration de bon sens. Le seul problème réside ici dans le flou de l'expression «tout le monde». Le monde entier ne se précipite pas à nos portes. On est donc conduit à comprendre que la France ne peut pas accueillir tous ceux qui souhaitent y venir, ce qui suppose de dire non à certains d'entre eux. Ce gouvernement, comme d'autres avant lui, doit composer avec des contraintes contradictoires, dont une impatience et même une hostilité de l'opinion publique vis-à-vis de l'immigration étrangère, aggravée en temps de crise, et une mobilisation de politiques, d'intellectuels et d'associations au nom des droits de l'homme.
Nos engagements en matière de droits de l'homme nous obligent à accorder des droits étendus aux étrangers qui limitent grandement ce que peuvent faire les gouvernements. Ces engagements réduisent la marge de manœuvre des pays aussi bien dans que hors Schengen. En outre, bien des aspects de la politique migratoire ont été communautarisés. La Cour de justice européenne veille au respect des directives européennes que nous avons acceptées. La prochaine loi sur l'immigration comporte d'ailleurs un volet sur l'asile qui transpose des directives européennes de 2013. L'immigration étrangère étant désormais fondée sur des droits, toute volonté de la réduire passe par le durcissement des conditions d'exercice de ces droits, sous la surveillance des Cours de justice internes et européennes mais aussi des associations mobilisées en faveur des droits de migrants. Le gouvernement actuel du Royaume-Uni, hors Schengen et non soumis à la plupart des directives européennes sur le sujet, s'est engagé à réduire considérablement l'immigration, ce qu'il n'a pas réussi à faire. Pour l'instant, l'hostilité qui accueille le plan européen proposé par Bernard Cazeneuve concerne surtout le renforcement de Frontex. Attendons-nous à une fronde plus étendue quand l'Assemblée nationale va débattre du prochain projet de loi sur l'entrée et le séjour des étrangers. La mesure qui vise à introduire un titre de séjour d'une durée intermédiaire entre la carte de résident de 10 ans et le titre de séjour d'un an (ou le visa de long séjour valant titre de séjour d'un an) va se trouver prise dans la contradiction évoquée plus haut: jugée laxiste et incitative par une opinion publique exaspérée et probablement par la droite aussi et conspuée par des politiques et des militants de gauche qui ne souhaitent pas, même pour des raisons pragmatiques (accueil décent en préfecture et désengorgement des files d'attente), que l'on revienne sur l'élimination des titres de séjour de durée intermédiaire, consacrée par la loi de 1984. […]
Le poids démographique de l'immigration reste souvent un impensé politique dont profite depuis 30 ans le Front National. Comment expliquez-vous cet aveuglement?
L'impensé est facilité par le désordre statistique qui favorise l'usage de tel ou tel indicateur, choisi en fonction de ses propres partis pris. Si vous voulez montrer l'inanité des inquiétudes des Français à l'égard de l'immigration vous aurez recours au solde migratoire global de la France, positif mais très faible parce que le départ de plus en plus massif de jeunes Français masque, en partie, l'arrivée conséquente d'étrangers. […]"