D’Aurelio Porfiri, éditeur et écrivain catholique italien, pour le Salon beige:
Lorsqu’on entreprend une recherche dans les domaines scientifique et humaniste, il est toujours bon de se baser sur le consensus fourni sur un sujet donné par les autorités, en entendant par ce mot les témoignages de sources considérées comme hautement fiables sur un certain thème. Cela dit, il ne faut pas exagérer notre “dévotion” aux experts car eux aussi peuvent certainement faire des erreurs. Cependant, il est utile de consulter ces sources qui, à la lumière des développements historiques ultérieurs, semblent être les plus fiables.
Pour la liturgie, cet argumentum ab auctoritate se manifeste par l’observation de son développement organique, des premiers témoignages aux développements récents. Cela signifie qu’il faut regarder ce que l’on a et remonter à sa source historique, tandis qu’il est plus dangereux d’aller chercher dans les “origines” ce que l’on n’a pas pour le reproduire dans le présent comme si des siècles d’histoire liturgique n’avaient rien signifié. Cette attitude teintée de jansénisme a été utilisée assez souvent au cours des dernières décennies, où un certain archéologisme a envahi les diverses réformes liturgiques. Pie XII s’en est inquiété dans Mediator Dei, un texte qui par ailleurs encourage le mouvement liturgique alors en plein essor. À un certain point, il parle d’“archéologisme” et offre cette évaluation :
Il est certainement sage et louable de remonter avec l’esprit et l’âme aux sources de la sainte Liturgie, car son étude, en revenant aux origines, aide beaucoup à comprendre le sens des fêtes et à enquêter avec plus de profondeur et d’exactitude sur le sens des cérémonies ; mais il n’est certainement pas aussi sage et louable de tout réduire de manière indiscriminée à l’ancien. Ainsi, par exemple, il est erroné de vouloir redonner à l’autel son ancienne forme de table ; de vouloir éliminer la couleur noire des vêtements liturgiques ; d’exclure des temples les images et les statues sacrées ; d’effacer dans la représentation du Rédempteur crucifié les douleurs aiguës qu’Il a souffertes ; de rejeter et de condamner le chant polyphonique même lorsqu’il est conforme aux normes émises par le Saint-Siège. De même qu’aucun catholique sensé ne peut refuser les formulations de la doctrine chrétienne composées et décrétées avec grand avantage à une époque plus récente par l’Église, inspirée et guidée par le Saint-Esprit, pour revenir aux anciennes formules des premiers Conciles, ou peut répudier les lois en vigueur pour revenir aux prescriptions des anciennes sources du Droit Canonique, de même, lorsqu’il s’agit de la sainte Liturgie, celui qui voudrait retourner aux anciens rites et usages en rejetant les nouvelles normes introduites par la Providence Divine et par les circonstances changeantes ne serait pas animé par un zèle droit et intelligent. Cette manière de penser et d’agir fait revivre en effet l’excessif et malsain archéologisme suscité par le concile illégitime de Pistoia, et s’efforce de rétablir les multiples erreurs qui furent les prémisses de ce conciliabule et qui le suivirent avec un grand dommage pour les âmes, et que l’Église, gardienne vigilante du ‘dépôt de la foi’ confié par son Divin Fondateur, condamna à juste titre. De telles propositions et initiatives déplorables tendent à paralyser l’action sanctificatrice par laquelle la sainte Liturgie oriente salutarement vers le Père céleste les enfants d’adoption.
En bref, le Pape était très clair sur ce point : étude du développement organique, pas tentative de manipulation génétique. Il ne faut pas aller à la recherche d’un passé mythique, mais observer le développement organique qui nous ramène aux choses anciennes qui expliquent les récentes.
Un érudit important à cet égard fut Melchior Hittorp, né et mort à Cologne au XVIe siècle, où il a terminé ses études de théologie et où il était chanoine de l’Église de Sainte-Marie ad Gradus et à la tête des chanoines dans l’église collégiale de Saint-Cunibert. À la demande de Jacob Pamelius (1536-1587), théologien belge, il écrivit Vetustorum ecclesiæ patrum libri varii de divinis catholicæ ecclesiæ officiis, un texte contenant une collection de divers auteurs, en particulier du Moyen Âge (1). Il publia ensuite De divinis Catholicae Ecclesiae officiis ac ministeriis Varij vetustorum fere omnium Ecclesiae Patrum libri Quorum nomina uersa Pagina indicabit ad Sanctissimum D.N. Gregorium XIV. P.M.: Ex Isidori Ep. … Bernonis aug. abb. … libris collecti (Rome 1591), dans lequel il collecte également des textes avec une référence spéciale à la liturgie. Il y rassemble aussi les Ordines romani, les ordonnances liturgiques en usage au Moyen Âge et remontant jusqu’aux usages à l’époque de Grégoire le Grand.
En outre, Giovanni Dobreck “Cocleo” (1479-1552) avait déjà publié en 1549 Speculum antiquae devotionis circa Missam et omnem alium cultum Dei ex antiquis et antea numquam evulgatis per typographos auctoribus laboriose collectum (2). Ici aussi, l’auteur collecte des textes d’autorités médiévales. Pourquoi lui et Hittorp faisaient-ils tout cela ? L’un des principaux objectifs était de répondre à l’hérésie protestante et aux graves dangers qu’elle représentait pour la Messe. Matteo Carletti l’expliquait ainsi en 2016 :
Parlons de Luther. Le moine allemand, voulant frapper le sacerdoce, porta un coup fatal à toute l’Église. Il savait bien qu’en l’absence de prêtre, le sacrifice disparaîtrait aussi, et par conséquent la victime, et donc la source de toutes les grâces de l’Église. Luther était convaincu qu’il n’y avait pas de différence substantielle entre les prêtres et les laïcs, mais que tous constituaient un ‘sacerdoce universel’. C’était le premier des ‘trois murs’ entourant l’Église que, selon Luther, devaient être abattus. ‘Si un Pape ou un évêque,’ soutenait Luther, ‘donne l’onction, fait des tonsures, consacre ou donne une robe différente aux laïcs ou aux prêtres, il crée des tromperies.’ En fait, tous sont consacrés dans le Baptême, et donc il ne peut y avoir un sacrement spécial pour les prêtres. Le deuxième mur à abattre était la transsubstantiation. Dans la messe luthérienne, l’idée de ‘sacrifice’ est totalement rejetée, ainsi que celle de victime et de présence réelle. Seule demeure la présence spirituelle, un souvenir, à tel point que la messe ne peut plus être indiquée comme un Sacrifice mais seulement avec les termes de Communion, Cène, Eucharistie. Selon les mots de l’Évangile ‘là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux,’ se réalise la vraie et unique Messe. C’est pourquoi Luther rejeta immédiatement la célébration de messes privées car elles manquaient de communion avec le peuple. Pour Luther, l’Eucharistie était un ‘sacrement du pain’ et non plus un Sacrifice, considéré désormais comme un élément de corruption. Le troisième obstacle était la valeur expiatoire du Sacrifice de la Messe. Toujours selon le moine rebelle, l’Eucharistie est un ‘sacrifice de louange’ mais non un ‘sacrifice d’expiation.’ Donc, pour Luther, le seul but de la messe devient uniquement de rendre grâce à Dieu. C’est dans cette optique que certains protestants parlent encore aujourd’hui de ‘Sacrifice,’ mais pas comme un Sacrifice qui remet les péchés, mais comme un simple remerciement pour l’œuvre de Dieu.
Ainsi, le travail d’érudits comme Hittorp et Cocleo n’était pas un simple archéologisme, mais un retour pour démontrer l’enracinement du rite catholique dans la tradition. Certes, il ne faut pas non plus être parmi ceux qui font de l’archéologisme sous prétexte de tradition, la tradition est quelque chose de bien plus élevé et de bien plus grand que certains voudraient le faire croire.
Il faut veiller à ce que les recherches dans le domaine de la liturgie ne soient pas motivées par une mentalité quasi psychanalytique, cherchant dans les recoins de l’histoire certains mécanismes désormais perdus pour nous racheter des péchés du moment présent. Si, par l’intermédiaire des autorités, nous sommes capables d’apprécier le développement organique, même ces débuts lointains, souvent mythifiés par certains, acquièrent une lumière particulière qui révèle la solidité des fondations.
(1) MERSHMAN, F. (1910). Melchior Hittorp. Dans The Catholic Encyclopedia. New York : Robert Appleton Company. Récupéré le 11 octobre 2021 de New Advent : http://www.newadvent.org/
(2) CATTANEO, Enrico (1992). Il culto cristiano in occidente. Note storiche. Roma : Centro Liturgico Vincenziano : 327.