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Pays : Etats-Unis

La logique systémique de retour sur investissement concerne tous les alliés dépendant stratégiquement de l’Amérique

La logique systémique de retour sur investissement concerne tous les alliés dépendant stratégiquement de l’Amérique

Olivier Zajec, professeur de relations internationales à l’Université Lyon-III, directeur de l’Institut d’études de stratégie et de défense (IESD) à l’Université Lyon-III, écrit dans le JDD :

Un minimum de 350 milliards de dollars. C’est le montant des achats d’hydrocarbures que l’Union européenne devrait désormais acquitter aux États-Unis pour que soient en partie ou totalement levés les droits de douane qui pèsent sur elle. Dès 2016, Donald Trump, fraîchement élu, l’Europe centrale et orientale avait pourtant devancé l’appel en lançant L’Initiative des trois mers (ITM), dont l’un des objectifs visait à remplacer la dépendance toxique au gaz russe par une dépendance « vertueuse » au gaz américain, via la création de terminaux de gaz liquéfié, comme à Krk, en Croatie. Le risque ? Mesuré, naturellement. Donald Trump ne déclarait-il pas en 2018 que « les États-Unis n’utiliser[aient] jamais l’énergie comme moyen de pression ou de contrainte et [qu’]ils ne permettr[aient] pas aux autres de le faire » ? Poussée par la Pologne, et malgré les réticences de l’Allemagne, l’UE avait accepté de financer ces infrastructures pour plus de 100 milliards d’euros. Cela n’a pas été assez. Le 20 décembre 2024, à peine réélu, Trump a menacé l’Europe d’une hausse des droits de douane si elle n’augmentait pas considérablement ses achats d’hydrocarbures. Menace devenue réalité en ce début avril 2025.

La parabole ukrainienne

Le sujet, que certains font mine de découvrir, n’est donc ni nouveau, ni surprenant. Au fond, la logique d’ensemble de cette relation a été parfaitement expliquée au moyen d’une parabole, celle du 28 février 2025. Ce jour-là, dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche, Donald Trump présente à sa manière très particulière la position stratégique de l’Ukraine au président Zelensky : « Ce que vous faites est très irrespectueux envers ce pays. » Obsédante, rediffusée ad nauseam, la scène entre immédiatement dans les livres d’histoire. L’émotion aidant, la plupart des médias vont se concentrer sur cette question du « respect », c’est-à-dire de la reconnaissance que Volodymyr Zelensky n’aurait pas dû marchander à la généreuse Amérique. Porte-parole de l’électorat républicain, le vice-président James Vance met trois fois en demeure son hôte de remercier le peuple des États-Unis pour son soutien. Et Zelensky se cabre : cherchant à contenir son agacement, il rappelle qu’il l’a déjà fait de nombreuses fois. C’est le point de bascule attendu et Donald Trump prend le relais. Pédagogue, il marque lourdement un contrôle de transition – « C’est bien que les Américains voient ce qu’il se passe » –, se permettant d’y ajouter un sidérant commentaire de metteur en scène : « C’est pour ça que je laisse ça se dérouler aussi longtemps. »

Et le véritable sujet de la pièce se dévoile. Couvrant la voix de son homologue, Trump déplace le sujet de l’enjeu interne (la satisfaction symbolique de l’opinion publique américaine) à l’objectif externe (la monétisation brutale d’un rapport de dépendance stratégique). Avec une formule clé : « Vous n’avez pas les cartes en main. » C’est ce qu’illustreront les « négociations » postérieures concernant la vente des richesses minérales ukrainiennes, destinée à rembourser l’aide américaine (sur) estimée à 500 milliards de dollars. On sait que Washington exige désormais un « droit de première offre ». Atteinte mortelle à la souveraineté de Kiev, qui a répondu en demandant un accord « mutuellement acceptable ». Elle ne l’obtiendra sans doute pas. Il suffira à Donald Trump de menacer de retirer à l’Ukraine l’aide militaire déjà suspendue le 3 mars, puis rétablie le 12 mars en échange de l’acceptation d’un cessez-le-feu lors de l’entrevue de Djeddah.

Retour sur investissement

Là se situe la leçon de la fausse improvisation du 28 février. Il ne suffit plus de dire merci. Il faut demander merci. Parce que l’alternative n’existe pas. « Vous ne gagnez pas. [Si] vous avez [encore] de très bonnes chances de vous en sortir, [c’est] grâce à nous […]. Soit vous concluez un accord, soit nous vous laissons tomber. » Ces phrases sont un programme : Trump ne parle pas de « reconnaissance » due par la seule Ukraine et son président tragiquement piégé, mais bien d’une logique systémique de retour sur investissement concernant mécaniquement tous les alliés dépendant stratégiquement de l’Amérique.

Par temps géopolitique calme, tant que les intérêts vitaux de leur protecteur ne sont pas en jeu, ces mêmes alliés peuvent parfois penser qu’ils disposent d’une certaine autonomie et oublier qu’ils sont en réalité des tributaires. Mais que le protecteur décide soudain d’un pivot diplomatique dont il sera toujours le seul à apprécier la pertinence et l’opportunité, alors l’asymétrie du parrainage stratégique jouera à plein, avec un effet de levier dévastateur. En ce sens, le 28 février ne fut, beaucoup l’ont suggéré avec raison, que la réitération urbi et orbi de ce fameux Dialogue mélien de La Guerre du Péloponnèse dans lequel Thucydide met en scène les Athéniens reçus par l’assemblée souveraine de la petite île de Mélos, qui tient à conserver sa neutralité. Demande à laquelle les « maîtres de la mer » répondent en expliquant que la liberté de choix des neutres désarmés comme des tributaires sous-armés fut, est et sera toujours une illusion.

Dans les relations internationales, des altercations aussi violentes se déroulent régulièrement. Le plus souvent, néanmoins, elles relèvent de pratiques ésotériques, voilées au grand public. Déchirer ce voile n’est bénéfique ni pour le fort, ni pour le faible. C’est pourquoi beaucoup ont vu dans la brutalité exotérique de Trump, filmée en direct et aussi humiliante pour les gouvernants que pour leurs peuples, la preuve de l’aveuglement court-termiste d’un homme d’affaires surestimant son talent. Comment, en effet, mieux persuader tous les autres alliés des États-Unis que la dépendance consentie est mortelle, dès lors qu’un retournement brutal du « parrain » est possible ? La sagesse n’imposerait-elle pas une claire stratégie de sevrage ? Pourtant, cela fonctionne, car peu d’alternatives s’offrent aux Méliens de 2025. Sans doute se débattent-ils sur le plan déclaratoire, parfois budgétaire. Mais il faut aussi constater que les mêmes confirment leurs achats d’avions de combat américain F-35 – chef-d’œuvre du piège capacitaire de long terme – et qu’ils se succèdent en désordre à Washington pour maximiser bilatéralement leurs marges de manœuvre individuelles.

Pour le moment du moins, tout incite malheureusement Donald Trump à accentuer la pression qui lui réussit bien. En attendant le sommet otanien de La Haye en juin prochain et la probable présentation d’une autre liste d’exigences. Pendant ce temps, d’Ankara à Alger, d’autres prédateurs ne peuvent qu’être confirmés dans l’idée que la tactique de l’exigence maximale peut magnifiquement réussir avec des interlocuteurs s’acharnant à penser à court terme.

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1 commentaire

  1. Moralité, les Ukrainiens auraient mieux fait de rester alliés des Russes au lieu de bombarder dès 2014 leurs propres populations russophones.

    Et nous, les Européens, nous devrions apprendre à ménager ces mêmes Russes et sortir de la soumission béate au monde anglo-saxon.

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