Né en 1963, l’abbé Le Pivain est curé de la cathédrale d’Angers. Directeur de la revue Kephas, revue catholique trimestrielle.
« Celui qui fait la Vérité vient à la Lumière » (Jn 3, 21)
À l’entrée de la quinzaine de la Passion, nous nous préparons à méditer cette phrase de Jésus devant Pilate interloqué, qui dit tout sur le sens de sa mission, laquelle culmine dans l’offrande de sa vie : « Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la Vérité. » (Jn 18, 37) L’on pourrait multiplier les citations où Jésus soit se présente lui-même comme la Vérité, soit exhorte ses auditeurs à la vérité.
Dans une vie humaine, dans celle d’une communauté humaine, la perte du sens de la Vérité est un handicap terrible, qui précède aussi bien la décadence morale que l’aveuglement spirituel. Ce qui signifie qu’il ne suffit pas de « moraliser » – à force de slogans – ou de « spiritualiser » – à coup de sentiments – pour endiguer ce mouvement. « Plein de grâce et de vérité » (Jn 1, 14) : c’est la mise en valeur du primat de la grâce comme de la vérité qui seule peut (re)donner accès au sens de Dieu, comme à celui de l’homme, révélé sur le visage du Verbe incarné. De là peut jaillir une culture chrétienne authentique, avec cette paisible joie missionnaire qui en est la marque caractéristique.
Voici le dilemme auquel est aujourd’hui confronté l’Occident en général, notre pays, la France, en particulier, qui de ce point de vue garde une vocation particulière. Saint Jean-Paul II remarquait, dans sa Lettre aux familles, en 1994 : « Qui pourrait nier que notre époque est une époque de grave crise qui se manifeste en premier lieu sous la forme d’une profonde ‘crise de la vérité’ ? »
Dans un petit livre lumineux, intitulé Scandaleuse vérité, le Cardinal Daniélou analysait les causes de cette désaffection pour la vérité – nous sommes en 1961, mais un demi-siècle plus tard, ce diagnostic n’a rien perdu de sa valeur, bien au contraire. Aujourd’hui, ce n’est pas seulement la vérité, mais l’existence même du concept de vérité qui dérange ; parler de vérité, ce serait aller contre la tolérance ou la liberté de conscience.
Évoquant les procès de Socrate et d’Antigone ou de Jésus, il constate d’abord que « les témoins de la vérité ont toujours irrité les sceptiques et les habiles. » Puis vient cette autre constatation : « Dès qu’on parle de vérité, quelque chose se crispe chez beaucoup d’hommes de notre temps, on sent en eux une réaction de défense. » Ce n’est pas poli de parler de vérité, ou mieux c’est un manque d’intelligence.
Quelles en sont les raisons ? Le Cardinal Daniélou en recense trois :
1-« La crise de l’intelligence moderne a été et reste pour une grande part une crise de la métaphysique. » C’est très exactement le diagnostic porté encore une fois par saint Jean-Paul, trente-sept ans plus tard, dans sa grande encyclique Fides et ratio. C’est-à-dire que l’homme se détourne de ce qui est, de l’obéissance cordiale et confiante à la réalité la plus simple et la plus vérifiable, soit parce que le progrès érigé en dogme se substitue à la vérité, soit parce qu’il se réfugie dans le virtuel, soit simplement parce qu’il a oublié qu’il est lui-même une créature, et non un dieu connaissant le bien et le mal, soit enfin parce que l’on « substitue le point de vue subjectif de la sincérité au point de vue objectif de la vérité. » Chacun est à lui-même sa propre norme, individuelle.
2-Une autre raison, selon le cardinal Daniélou, est la dévaluation – par inflation – de la parole. Nous sommes en 1961… Que dirait-il aujourd’hui, dans ce flot continuel d’informations, de contrinformations, sur fond de passions, de scandales, d’émotionnel, transmis par tant d’écrans, d’écouteurs, de réseaux sociaux ? Quel degré de confiance cela peut-il induire dans les rapports sociaux sous toutes leurs formes, dans les institutions, dans les canaux d’information, dans le monde du travail ?
3-Le dernier trait est la substitution du critère d’efficacité à celui de la vérité. Je dis la vérité qui m’arrange, en fonction du milieu, de telle situation, de tel intérêt, au point de bientôt y croire.
Retrouver le sens de la Vérité, c’est retrouver le sens de la Parole, donc de l’écoute, à la façon dont Dieu le Père lui-même nous y invite : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, écoutez-le ! » (Mc 9, 7). Et pour ce faire préparer les conditions d’une bonne écoute. Ceux qui ont des missions d’enseignement ou d’éducation ont sur la question quelques idées. On sait par exemple que l’écoute est impossible si le silence n’est pas présent. On sait aussi que nul ne peut forcer quelqu’un à entendre avec ouverture du cœur un enseignement ou une parole, qu’il y faut une disposition intérieure de docilité, la vertu essentielle du disciple, celle qui favorise la sainteté de l’intelligence et permet de voir la réalité telle qu’elle est, non telle qu’on la rêve. On sait enfin qu’il faut persévérance et constance, en un mot fidélité, chez tous ceux qui souhaitent apprendre.
Voici l’atmosphère de l’écoute : le silence, la docilité, la fidélité : le silence de plénitude qui met un soin jaloux à préserver la vie intérieure, de telle sorte que tout commence là et s’y termine, la docilité, qui est l’esprit d’enfance appliqué à la vie de l’intelligence, la fidélité, parce que, comme ceux qui s’aiment le savent, l’écoute n’est pas l’affaire d’un moment. C’est celle de tous les instants. C’est l’affaire d’une vie. Pour l’écoute de Dieu, dans le Fils, c’est l’affaire de la vie éternelle.
Puisse Marie, qui retenait et méditait toutes ces choses dans son cœur, nous montrer sur notre route vers Pâques l’urgence de soigner dans notre vie les conditions d’une véritable écoute, silencieuse et sereine, docile et respectueuse, fidèle et persévérante, de Celui qui veut nous emmener vers la Vérité tout entière, nous apporter sa grâce et sa vie, nous emmener aux sources de la Joie véritable, seule vraiment missionnaire.