Chronique scoute d’Hermine qui paraît dans la livraison d’Europa Scouts de l’été 2025 :
Si (sou)rire est le propre de l’homme (1), pleurer certainement aussi. Non les larmes de crocodile ou celles, indignes, du lâche et du pleutre ! Mais celles, authentiques, d’émerveillement ou de chagrin, qui montent aux yeux de l’animal spirituel en certaines occasions, comme une prière (2). Larmes indissociables de désolation et de consolation, les premières appelant les secondes (3). Elles le renvoient alors à sa dimension d’être vulnérable, précaire, blessé par le péché originel, capable d’une pieuse émotion dans ses bonheurs et ses malheurs terrestres ainsi assumés. Charles Baudelaire lui-même le reconnaît de cette manière édifiante :
« Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
« Que nous puissions donner de notre dignité
« Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
« Et vient mourir au bord de votre éternité ! »
(Les Fleurs du Mal, “Les Phares”)
Les larmes des hommes touchent le Cœur de Dieu, dont le nom est Miséricorde, car elles lui appartiennent, commente le père Jean-François Thomas (dans Aleteia). On évoque justement le mot qu’Ernest Hello attribue à sainte Rose de Lima : « Les larmes sont à Dieu, et quiconque les verse sans songer à lui, les lui vole » (Paroles de Dieu, “Les larmes dans l’Écriture”). « La Providence est un Pactole de larmes », qui pèse sans mesure dans « la balance du Juge des douleurs humaines », traduit autrement Léon Bloy …
Dans ces véritables moments d’exception, ne retiens pas tes larmes par fausse pudeur ou respect humain ! C’est en effet une force, dont se prive l’orgueil, de bien vouloir admettre qu’on a besoin d’être consolé par un Amour supérieur. Les larmes ne sont pas l’apanage des femmes. Jésus lui-même, à plusieurs reprises, nous en a donné l’exemple. Et Il nous a confié cette béatitude révélatrice, qui arrose en quelque sorte toutes les autres en cette vallée de larmes baignée par son amour rédempteur : – Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés !
– Ne pleure pas (Lc 7, 13), anticipe pour ainsi dire Notre Seigneur à la vue de la veuve de Naïn, en deuil de son fils unique qu’Il ressuscite et « remet à sa mère », touché de compassion pour elle ; comme Il le sera aussi pour Jaïre implorant la guérison de sa fille (Lc 8, 40-56). « Dans notre exil, nous soupirons, mais nous rencontrons parfois des compagnons qui ont vu la cité sainte (où Dieu essuiera toute larme, il n’y aura plus ni deuil, ni plainte, ni fatigue : Ap 21,4) et qui nous invitent à y courir », explique pour sa part saint Augustin.
« Celui qui sème dans les larmes récoltera dans la joie », nous prévenait déjà le psaume 125. Saint Pierre en a fait l’expérience singulière dans sa déloyauté même, à la différence de Judas. En entendant le chant du coq, il a eu honte et s’est repenti aussitôt : la source de ses larmes jaillit d’un cœur de chair broyé mais déjà pardonné, réconcilié au Cœur transpercé de Jésus. Qui donnera le premier chef de l’Eglise et le martyr que l’on sait.
On pourrait dire de ce don des larmes ce que nous disions du don des mérites dans la communion des saints (cf. Europa Scouts n° 156) : comme aucun de nos sacrifices, aucune de ces larmes précieuses (qu’elle soit versée pour une souffrance crucifiante ou pour une joie illuminée) n’est perdue ni perdante. « Elle est recueillie et versée dans le calice du Sang du Maître comme cette goutte d’eau de l’offertoire qui nous rend participants à la divinité de Celui qui a épousé notre humanité » (P. Thomas). Mystérieuse confraternité des larmes !
Paradoxalement, au lieu de nous rebeller ou de nous désespérer, ces sanglots libérateurs qui nous échappent parfois des entrailles peuvent apaiser et purifier notre cœur de pierre bien friable, dans une étonnante correspondance tant immanente que transcendante. Ces larmes nous font redevenir comme des petits enfants fragiles et transparents, ces “tout-petits” au sens évangélique du terme, confiants et dépendants dans leur affection, pleins d’abandon et d’humilité. Elles expriment une compréhension imperceptible, une intuition indicible aussi fugitive soit-elle, comme une conscience infuse, du lien intime de nos amours terrestres avec ce souverain Bien trinitaire : Père maternel, Verbe fraternel et Esprit consolateur, cet Amour infini, personnel et créateur, qui nous a aimés le premier (I Jn 4,19). Comme un morceau angélique de très belle musique, ces larmes adoucissent nos trop dures et parodiques mœurs humaines. Le don des larmes est une grâce. Une grâce de communion. Un échange de dons…
Une école de conversion
Des lamentations des psaumes aux larmes de Notre Dame dans ses apparitions, en passant par les pleurs des plus grands saints (de Marie-Madeleine à Monique sans oublier François et Dominique…), les larmes douces ou amères, de peine ou de joie, de déréliction ou de contemplation (devant la beauté de la créature ou de l’œuvre d’art), de nostalgie ou de retrouvailles, de componction ou de contrition… sont une école de conversion. Comme « il est nécessaire de faire l’éducation de nos sourires » (Clément d’Alexandrie), il faut faire celle de nos larmes. Apprendre à pleurer, c’est quelque part apprendre à mourir, se convertir, « mouiller à la grâce » (Péguy), c’est-à-dire se disposer à bien rencontrer notre Rédempteur.
Même s’ils ne se distribuent pas de la même manière et à égalité, les deux (sourires et larmes) sont au reste du même genre de “discipline”, d’ascèse et de spiritualité, par leur vertu d’apaisement et de calme, de force et de douceur. Dans leur volonté d’apporter le Christ, les « porteurs de sourire » (Guy de Larigaudie) ne tardent jamais à être de vrais porteurs de larmes et inversement. Leur bonheur a inévitablement une croix. Pensons notamment à notre petite sœur louvette Anne-Gabrielle Caron (morte d’un cancer osseux), dont le sourire radieux et légendaire répondait à combien de larmes versées sur fond de joie chrétienne. « Seule une larme coule au moment où elle quitte ce monde. Une larme de joie ? En voyant le Ciel, sublime fin de son calvaire offert avec tant de charité et de courage », a écrit Daniel-Ange.
ENCADRE
« Un jour, alors qu’elle contemple une image du Christ en croix, elle s’écrit : “Non, c’est trop !” Sa maman, croyant qu’elle a un accès de douleur, s’approche. Mais Anne-Gabrielle lève alors la tête, des larmes pleins les yeux et la regarde avec détresse, elle explicite : “Jésus. Il a trop souffert.”(…)
Quand, la voyant si malheureuse de perdre ses cheveux, je lui dis : “Très sincèrement, ma chérie, si je pouvais perdre mes cheveux à ta place, je le ferais tout de suite”, elle sourit, touchée. Honnêtement, je continuai : “Je ne peux pas dire que je voudrais être malade à ta place car je ne sais pas si je pourrais supporter tout ce que tu supportes (surtout, ce que je ne lui dis pas, c’est que j’étais sûre, moi, de ne pas être prête du tout à paraître devant Dieu – contrairement à elle).” Elle sourit encore.
“ Mais cela me rend vraiment malheureuse de voir que l’on ne peut rien faire pour toi.
- Mais vous faîtes déjà beaucoup.
- Que fait-on, ma chérie ?
- Vous m’aimez. » (…)
Les derniers jours, elle est paralysée, ne peut plus bouger, ni voir. Elle ne peut même plus sourire complètement. Son plus grand regret est de “ne plus pouvoir faire de vrais baisers”. Quand elle se croit seule : “Jésus, Jésus, j’ai mal partout.” Elle appelle Jésus à son secours, doucement, comme un ami. »
(D’après le journal intime de ses parents)
Sans en abuser dans un sentimentalisme, un romantisme ou un misérabilisme de mauvais aloi, apprenons donc à pleurer sincèrement quand les larmes montent aux yeux (fenêtres) de l’âme et viennent comme une prière et une offrande spirituelle. Si la guide ou le scout peuvent être des « semeurs de joie » (Larigaudie), c’est parce qu’ils donnent et se donnent en souriant mais aussi, quelque fois et plus rarement, en pleurant hardiment.
Hermine (Rémi Fontaine)
- « Semer du sourire » dans Parole de scout, éditions Sainte-Madeleine, p. 133.
- Dans Une larme m’a sauvée (Les Arènes), Angèle Lieby témoigne comment une larme précisément peut témoigner de la dignité inamissible de l’être humain, fut-il plongé dans un état comatique prétendument “végétatif ”.
- « Seigneur, je pleure très souvent. Est-ce de tristesse en songeant à ce que je souffre ? Est-ce de joie en me souvenant de vous ? Comment démêler cela et comment ne pas pleurer en essayant de le démêler ? » Léon Bloy.