Longtemps ignoré, Augustin Cochin (1876-1916) fut redécouvert à la fin des années 1970 par François Furet, qui montra l’intérêt de son analyse des sociétés de pensée, pour la pleine compréhension de la Révolution française. Cochin expliquait la Révolution par les lois de fonctionnement des sociétés et des groupes. Il proposait ainsi une interprétation sociologique de la Révolution, et, au-delà, de la démocratie contemporaine. Cochin est désormais intégré au club des grands historiens de la Révolution, et même des philosophes et des sociologues de la démocratie. Mais cette intégration ressemble à une récupération. Elle est le fait d’une Université républicaine acquise à une conception consensuelle de la Révolution et de la démocratie libérale, expurgée des interprétations idéologiques caractéristiques des temps où l’une et l’autre étaient l’objet de débats passionnés. Avec son analyse distancée du fonctionnement des sociétés de pensée, Cochin favorise la promotion d’une vision dépolitisée de la Révolution et de la République, l’une et l’autre étant ainsi à l’abri de la critique partisane.
La présentation qui est ainsi faite de son oeuvre fait oublier qu’il fut avant tout et surtout un contempteur de la Révolution, inspiré par une conception thomiste de l’homme et de la société, et que s’il reconnut l’intérêt heuristique de la sociologie durkheimienne, il en récusa constamment le substrat exclusivement rationaliste et athée. Cochin n’a pas seulement rénové l’étude de la Révolution, il a rénové d’abord l’historiographie contre-révolutionnaire elle-même, en lui donnant un argumentaire moderne, compréhensible pour nos contemporains. C’est à cette tâche de réhabilitation de la pensée d’Augustin Cochin qu’oeuvre Yves Morel dans cet ouvrage.
Voici un extrait tout à fait pertinent sur l’un des nombreux effets pervers de la Révolution :
[L]a Révolution est à l’origine non seulement de nos institutions modernes et de notre démocratie, mais de l’apparition du politique comme domaine spécifique, autonome relativement au social et aux institutions. Ce domaine relève d’une activité exercée par des professionnels de la production non des idées, mais de leur formulation partisane en préceptes et mots d’ordre, de leur circulation et ” de la formation, sous la conduite de sociétés, clubs, partis et groupes de pression ” constitués pour conquérir le pouvoir ou l’infléchir suivant leurs vues. Et ces dernières sont de nature purement discursive et morale, et excèdent amplement les simples intérêts de classes, de corps ou d’ordres. Selon Furet, Cochin est celui qui a compris que la Révolution avait créé la politique, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire un processus de constitution et d’action du pouvoir d’Etat en fonction d’idées ou, plus exactement, de principes, de formules et de mots d’ordre élaborés initialement en des sociétés de pensée, puis défendues et promues par des clubs et enfin incarnés par des partis. Cette conception de la politique diffère essentiellement de celle qui prévalait sous l’Ancien Régime où elle se confondait avec les vues et les décisions du pouvoir relativement aux intérêts de la nation, et ressortissant au prince situé à la tête d’une société d’ordres foncièrement organique et inégalitaire. Le prince décidait, conseillé par ses ministres. Ceux-ci, chargés de l’exécution de ses décisions, étaient recrutés le plus souvent au sein de la noblesse (d’épée ou de robe), vivier des grands serviteurs militaires, administratifs et politiques de l’Etat, ou encore du clergé, étaient des spécialistes de leurs fonctions, compétents dans l’accomplissement de leur tâche dont ils ne sortaient pas, et ne se prononçaient pas sur l’ordre politique et social qui les transcendait et dont ils étaient, sans l’ombre de la moindre discussion possible, les serviteurs naturels et dévoués, selon la volonté du roi. Exerçant certes une fonction de nature politique, le ministre n’était pas pour autant un homme politique, mais un homme d’Etat […] mettant en oeuvre sa politique […]. Il existait bien des ministres, qui ne portaient pas d’ailleurs ce titre, mais pas de “personnel politique” ou de “classe politique”. Il appartint à la démocratie de créer ces derniers ainsi que “l’homme politique”. Celui-ci se présente comme un personnage adonné à la vie politique entendue uniquement comme l’exercice du pouvoir ou d’une fonction ministérielle, mais également – voire avant tout – comme le porte-parole d’idées générales relatives à l’ordre politique et social conçu comme une libre création rationnelle de l’homme.