Extrait d'une tribune de Mathieu Bock-Côté dans La Nef :
"[…] Il y a des limites au constructivisme. On ne saurait réduire l’humanité à sa souffrance, comme le souhaite la gauche humanitaire, non plus qu’à sa force de travail, comme le prétend la droite néolibérale, qui voudrait réduire les populations à autant de ressources humaines à déplacer selon les exigences à la fois capricieuses et fonctionnelles du capital. On ne saurait déraciner et transplanter des peuples à loisir, sans provoquer d’immenses tensions. Le déni des cultures est un déni anthropologique grave, qui conduit, à terme, à une inintelligibilité du monde semeuse de tensions et de conflits. Le déni des cultures est un déni du réel. L’impératif de l’ouverture à l’autre, qu’on présente comme la fondation éthique du régime diversitaire, bute sur deux questions : de combien d’autres s’agit-il et de quels autres s’agit-il ? Il y a un certain paradoxe à voir l’idéologie multiculturaliste chanter la diversité du monde mais amalgamer tous les peuples dans la figure de l’autre, comme s’il y avait, fondamentalement, une interchangeabilité de toutes les cultures. Dès lors, dans la mesure où aucune n’est liée à un territoire, il suffirait d’un peu de pédagogie interculturelle pour qu’elles apprennent à cohabiter. On voit à quels désastres une telle philosophie désincarnée et étrangère aux passions humaines comme à l’histoire peut conduire. L’utopisme entretient une psychologie politique particulière : lorsque l’utopie est désavouée par le réel, elle blâme ce dernier et entend durcir l’application de sa politique. Plus la société désavoue ses commandements, plus elle croit nécessaire de pousser loin l’expérimentation politique. La tentation totalitaire du multiculturalisme lui vient justement de ce constat d’un désaveu du réel. La question de l’immigration, de ce point de vue, est une des plus importantes de notre temps, parce qu’elle rappelle à sa manière la part irréductible de chaque culture, ce qui ne veut pas dire non plus qu’elles sont imperméables entre elles. La réalité désavoue cette fiction idéologique maquillée derrière la référence au vivre ensemble. On a beau chanter la multiplication des identités qui témoignerait d’une floraison des minorités dans une société ouverte à chacun de ses membres, on constatera surtout une désagrégation du corps politique, on doit surtout y voir un éclatement de la cité qui ne parvient plus à assumer une idée historiquement enracinée du bien commun. […]"