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Pays : Turquie

La Turquie est-elle redevenue une puissance régionale ?

La Turquie est-elle redevenue une puissance régionale ?

D’Antoine de Lacoste pour Libertés politiques :

Depuis 2003 et son arrivée au pouvoir, Recep Tayyip Erdogan s’est donné pour mission de redonner à la Turquie une puissance qu’elle a perdue depuis le XIXe siècle. Reprenant les thèmes traditionnels de l’idole du pays, Mustapha Kemal, il mêle habilement le sabre et le turban, c’est-à-dire le nationalisme guerrier et l’islam. Mais contrairement à son prédécesseur, Erdogan est un musulman convaincu. Son islam est rigoriste, aux marges de l’islamisme.

UNE CANDIDATURE EUROPEENNE EN PANNE

Au début de ses années de pouvoir,il était un ardent partisan de l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne. Les réticences étaient fortes : accueillir un pays de 80 millions de musulmans, comportant en outre de grandes zones de pauvreté, ne suscita pas un enthousiasme absolu chez les dirigeants européens de l’époque. Sauf un, Jacques Chirac. Il en fit une croisade étrange, proclamant à la télévision un tonitruant « nous sommes tous des enfants de Byzance » pour justifier l’adhésion de ceux qui avaient justement détruit Byzance.

Inculture historique ou désinformation assumée, on n’ose trancher. C’est le même homme qui avait courageusement refusé de participer aux mensonges américains sur la guerre en Irak en 2003 mais s’était laissé convaincre par Bill Clinton de bombarder notre vieil allié serbe afin de lui arracher le Kosovo, sa province historique. Inclassable et imprévisible donc, voire versatile, c’est le paradoxe de cet homme au caractère bien trempé mais aux convictions aléatoires.

Progressivement, le turban prit une importance croissante chez Erdogan. Son statut de candidat à l’Union européenne demeura mais les réunions de préparation s’espacèrent, sans toutefois cesser tout à fait. L’Europe prit quelques distances, gênée par l’islamisation croissante du pays et l’enfermement de milliers d’opposants. La répression contre les Kurdes avait également pris un tour systématique. Erdogan devenait dès lors difficilement fréquentable. L’adhésion à l’Union européenne est depuis ajournée, sans que cela ne semble troubler l’ombrageux président qui a apparemment changé de priorités.

LA SYRIE ECHAPPE  A LA TURQUIE

Le Proche-Orient, qui appartint longtemps à l’Empire ottoman, devint une cible majeure. La guerre en Syrie fut l’occasion pour Erdogan de jouer le rôle dont il rêvait : peser sur la région pour en devenir ensuite un acteur incontournable. Il lâcha vite Bachar el-Assad avec qui il fut pourtant assez lié, et soutint activement les islamistes sunnites. Il en profita pour envahir une partie du pays, au nord, prenant le prétexte d’un risque de terrorisme kurde qui avait bon dos. Les Américains, soutien des Kurdes, avaient également profité de la guerre pour s’installer dans le nord-est, confisquant les puits de pétrole syriens qu’ils confièrent aux dits Kurdes, leur permettant d’exercer une quasi-souveraineté sur tout l’est de la Syrie.

Les Américains bloquèrent l’armée turque pour l’empêcher d’aller trop loin et Erdogan, furieux mais impuissant, dut s’exécuter. Une autre puissance, invitée celle-là, se heurta à la Turquie : la Russie. Les tensions furent très fortes. Un avion russe fut abattu et plusieurs dizaines de soldats turcs furent ensuite tués par un bombardement russe d’une précision chirurgicale. Finalement Poutine et Erdogan conclurent un accord. Des dizaines de milliers d’islamistes qui s’étaient rendus furent expédiés par l’armée russe dans la province d’Idleb, au nord-ouest, à charge pour la Turquie de surveiller la province.

Ce fut un mauvais calcul de la Russie car c’est de là, le 8 décembre 2024, que partit l’offensive islamiste décisive qui emporta le pouvoir alaouite, livrant la belle Syrie aux fanatiques sunnites. Erdogan tenta de récupérer l’évènement qu’il avait soutenu sans le provoquer. En vain. Le nouveau chef, Mohamed al-Chara, était bien décidé à garder son indépendance. Soutenu discrètement par Israël et les Etats-Unis, il gère aujourd’hui le pays de façon incertaine, chaotique, mais il est là. Il n’a pas empêché les massacres d’alaouites provoqués par d’anciens volontaires du djihad, Turkmènes, Ouzbeks ou Ouïghours chinois. Il est difficile de déterminer si al-Chara savait et a laissé faire ou s’il s’est fait déborder. Russes et Américains ont choisi de privilégier la deuxième solution pour le rencontrer, au grand dam d’Erdogan, afin d’officialiser le nouveau pouvoir pour éviter un chaos complet. Le chaos est pourtant là puisque la Syrie est occupée par les Turcs, les Américains et les Israéliens tandis que les Kurdes et les Druzes se sont taillés leurs fiefs. Les Russes, enfin, ont conservé leurs bases.

Dans cet invraisemblable kaléidoscope, la Turquie n’a pas vraiment réussi à émerger. Son lourd investissement syrien n’a pas encore été payé de retour.

ABSENT DEPUIS LE 7 OCTOBRE

Erdogan n’a pas connu non plus de réussite dans le conflit israélo-palestinien. Très hostile à Israël à l’origine, il avait une relation privilégiée avec le Hamas dont il partage la proximité avec la doctrine activiste des Frères musulmans. Cette orientation idéologique lui permettait également d’entretenir d’excellentes relations avec le Qatar, adepte lui aussi de la doctrine de la confrérie égyptienne.

Malgré cela, il n’a finalement pas pesé sur les évènements récents. Depuis le 7 octobre 2023, son rôle fut insignifiant. Personne ne l’appela pour jouer les bons offices, ce dont il rêvait. Trump a finalement pris la main, seul acteur capable d’arrêter Netanyahou dans sa guerre sans fin. Et encore, il faudra voir à l’usage.

Les apparences sont toutefois sauves pour Erdogan qui fait partie des quatre signataires de l’accord de cessez-le-feu avec les Etats-Unis, l’Egypte et le Qatar. Notons au passage qu’Israël et le Hamas, qui ont refusé de se rendre au sommet de Charm el-Cheikh, ne sont pas signataires de ce cessez-le-feu alors qu’ils sont les deux belligérants…

La présence de la Turquie parmi les signataires montrent qu’aux yeux des Etats-Unis, il est nécessaire de la garder dans le jeu complexe du Proche-Orient. Membre de l’OTAN, dotée d’une armée solide, bénéficiant d’une situation géographique stratégique, elle est incontournable. Pour autant, elle n’a joué aucun rôle depuis le 7 octobre.

Elle compte bien se rattraper avec l’occupation de la bande de Gaza où, tant sur le plan sécuritaire qu’humanitaire, Erdogan veut placer ses pions et jouer un rôle majeur.

L’AUBAINE DU CHAOS LIBYEN

En Libye, la réussite de la Turquie est en revanche incontestable. Elle a su, en compagnie et concurrence de la Russie, s’y installer pour damer le pion aux occidentaux et gérer l’ouest du pays à l’issue de l’invraisemblable guerre occidentale.

La raison officielle de l’agression contre la Libye était de sauver la population de Benghazi après sa révolte de 2011 dans le cadre des fameux et désastreux printemps arabes. L’armée libyenne était en route vers la ville insurgée pour en reprendre le contrôle. Devant le « massacre » qui se préparait, Nicolas Sarkozy agita les médias, expliquant qu’il était du devoir de la France de sauver les habitants de Benghazi. Il oublia juste de préciser que les insurgés étaient des islamistes pur jus.

L’Angleterre accepta avec empressement de participer à cette expédition. Obama se fit un peu tirer l’oreille mais sa secrétaire d’Etat, la délicieuse Hillary Clinton, finit par emporter le morceau. La perspective d’une bonne petite guerre a toujours réjoui cette néoconservatrice assumée. L’Italie, pourtant très implantée en Libye, fut soigneusement tenue à l’écart, tout comme l’ensemble des pays africains, très hostiles aux évènements qui se préparaient.

Mais le président français tenait à un accord de l’ONU. La glorieuse expédition américaine d’Irak avait laissé des souvenirs mitigés et un habillage de la docte assemblée permettrait de donner aux futurs bombardements toute la respectabilité nécessaire. Il fallait cependant éviter le véto russe. Pour cela on mentit joyeusement au Président Dimitri Medvedev, qui a remplacé Poutine de 2008 à 2012, en lui assurant qu’il s’agissait juste de sauver Benghazi et de ne pas aller plus loin, en renversant Kadhafi par exemple.

La promesse ne fut évidemment pas tenue et l’expédition humanitaire de Benghazi se transforma en destruction de l’armée libyenne. Kadhafi lui-même, pourtant redevenu persona grata, fut pourchassé puis assassiné dans des conditions particulièrement horribles. Le rôle des forces spéciales françaises dans l’histoire reste inconnu mais le doute est permis.

La Libye sombra dans le chaos. On s’aperçut, mais un peu tard, que sans Kadhafi le pays était ingouvernable. Des centaines de milliers de migrants en profitèrent pour traverser le pays et prendre la mer pour rejoindre nos côtes si accueillantes. Les occidentaux, satisfaits de leur brillant travail, se retirèrent. L’environnement trouble qui a accompagné cette improbable guerre a par ailleurs fini par envoyer Nicolas Sarkozy en prison.

Cela ne fut pas perdu pour tout le monde, Turcs et Russes s’installèrent au milieu d’une guerre civile générale. Chacun avait son champion, à l’ouest pour la Turquie, à l’est pour la Russie. Ils se partagèrent aimablement les gisements de pétrole situés entre les deux. Aujourd’hui, Erdogan est incontournable en Libye, pôle stratégique très intéressant sur la Méditerranée et source de revenus non négligeables. Contrairement aux dossiers syrien et palestinien, cette fois la réussite est éclatante.

L’AZERBAÏDJAN, RELAIS VERS L’ASIE CENTRALE

Si la fenêtre vers l’ouest européen semble pour l’instant fermée (pour combien de temps ?), il n’en va pas de même vers l’est asiatique. Erdogan a réussi là une succession d’opérations qui peuvent lui permettre d’accéder à une de ses grandes ambitions : l’accès à l’Asie centrale.

Tout a commencé en septembre 2020 lorsque l’Azerbaïdjan a attaqué l’enclave chrétienne du Haut-Karabagh qui  avait conquis son autonomie. Malgré une belle résistance, les forces arméniennes furent vaincues. Elles l’avaient pourtant facilement emporté en 1991 lors d’un premier conflit qui avait permis au Haut-Karabagh de s’affranchir de la lourde tutelle musulmane de l’Azerbaïdjan. Mais cette fois, les drones turcs firent la différence et décimèrent les chars arméniens. Ce fut la première fois que l’on vit des drones sur un champ de bataille. Depuis, la guerre en Ukraine a montré que cette nouvelle arme a totalement bouleversé la stratégie militaire.

Les Russes, qu’un accord de sécurité liait à l’Arménie, intervinrent et imposèrent un cessez-le-feu à l’Azerbaïdjan qui conserva la partie conquise du Haut-Karabagh. Il se retrouva coupé en deux, mais l’essentiel avait été sauvé.

Hélas, le premier ministre arménien, Nikol Pachinian, personnage peu consistant, céda aux sirènes de l’occident et choisit de se détacher de la Russie. Dès lors, Ilham Aliev, le président-dictateur de l’Azerbaïdjan, attendit son heure pour enfoncer le clou. Tandis que Pachinian rencontrait successivement tous les dirigeants occidentaux, l’Azerbaïdjan, après avoir encore renforcé son armée, porta le coup final en septembre 2023 et attaqua le Haut-Karabagh resté libre. Cette fois, Pachinian n’envoya même pas l’armée et l’enclave chrétienne fut prise en quelques jours.

Les 100 000 arméniens qui vivaient encore sur leur terre ancestrale s’enfuirent précipitamment vers l’Arménie. Les Russes, prenant acte du changement de camp de leur ancien allié, n’avaient cette fois pas bougé. L’occident a, comme prévu, regardé ailleurs.

Dès lors, la voie était presque libre pour que la Turquie ait un moyen de communication direct avec l’Azerbaïdjan. Il reste maintenant un corridor à établir à travers la pointe sud de l’Arménie. Donald Trump s’en est mêlé. Il a proposé de construire ce corridor sous forme de route et de chemin de fer, sans compter les multiples câbles de communication qui y seront posés.

Les Turcs et les Azéris se sont empressés d’accepter : ils avaient leur liaison sans être obligé de tordre le bras de l’Arménie, voire de l’attaquer. L’Arménie s’est fait une raison : mieux vaut céder un petit bout de territoire en se disant qu’ensuite elle ne risquait plus d’être attaquée puisque l’Amérique était partie prenante dans l’affaire.

Cet accès à l’Azerbaïdjan, donc à la mer Caspienne, est un vieux rêve turc. Il ouvre ensuite la voie à l’Asie centrale et ses cinq pays turcophones : le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Tadjikistan et le Kirghizistan. C’est un marché économique bien sûr mais aussi un moyen de s’implanter politiquement et d’élargir la sphère géopolitique de la Turquie.

Le bilan géopolitique turc est donc mitigé. Echec relatif en Syrie et second rôle à Gaza, mais réussite en Libye et dans l’accompagnement militaire de l’Azerbaïdjan, avec de belles perspectives vers l’Asie centrale. Erdogan a, par ailleurs, toujours un œil sur les Balkans où il finance quelques constructions de mosquées, notamment en Albanie et au Kosovo.

La Turquie ne rejouera bien sûr jamais un rôle équivalent à celui de l’Empire ottoman. Mais elle demeure une puissance régionale incontournable, tant aux yeux des Etats-Unis que de la Russie. C’est un atout mais ce n’est pas cela qui garantit à Erdogan de gagner une nouvelle fois les prochaines élections. Malgré la répression, l’opposition est forte et l’incertitude totale. Là est le vrai danger pour ce tenant d’un islamo-nationalisme autoritaire.

Antoine de Lacoste

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