Du père Danziec dans Valeurs Actuelles :
Se reconnaître pour exister, pour avancer. Découvrir de nouveaux horizons ? Bien sûr. Croquer dans la vie ? Évidemment. Se lancer à l’aventure ? Parfois. Mais il n’empêche : au-delà de l’attrayant frisson de l’inconnu, reconnaître son univers propre offre un luxe qui n’est plus donné à tout le monde. Celui de se retrouver soi-même. Savoir d’où l’on vient, revenir aux sources, s’appuyer sur des repères reçus, voilà en effet ce qui garantit à chaque homme un cadre protecteur, une paix intérieure et une sécurité intellectuelle, morale et, osons le dire, affective.
Joachim Du Bellay avait beau goûter les charmes d’une virée romaine en plein XVIe siècle, il ne se reconnaissait point dans les palais romains et leurs marbres durs. « Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin, / Plus mon petit Liré, que le mont Palatin. » Ces regrets que le poète a mis en sonnet traversent aujourd’hui le cœur de nombreux Français. À une différence près cependant. Autant le sentiment de dépossession exprimé par Du Bellay s’explique naturellement par son séjour romain, loin de chez lui — en pays étranger, son âme se sent fondamentalement en exil —, autant le sentiment de dépossession partagé actuellement par beaucoup se réalise selon un mécanisme inverse.
Combien de Français ne reconnaissent plus leur pays sans pourtant avoir changé de lieu ? Le « Douce France, cher pays de mon enfance » de Charles Trenet n’est plus un air mélancolique, il devient désormais une lamentation nostalgique d’un pays perdu. « Nous nous sommes assis et nous avons pleuré en nous souvenant de Sion », confiaient les Hébreux à l’heure de la captivité de Babylone (Ps 136). Nous aussi, nous sommes nombreux à avoir le cœur serré en nous souvenant de ce qu’était, il n’y a pas si longtemps, notre pays.
Pour expliquer ce sentiment de dépossession, il n’y aurait qu’à puiser dans trois réalités mutilées devant nos yeux, au rythme d’une actualité consternante : la civilité, l’école et l’Église.
La civilité. Cette jolie vertu qui permet non pas de “vivre ensemble” mais de prendre plaisir à vivre ensemble. Du drame de Crépol à l’attaque au couteau d’Armand Rajabpour-Miyandoab perpétrée ce weekend, il ne se passe pas une semaine où la tranquillité ordinaire, à laquelle ont pourtant droit les concitoyens d’un pays en paix, ne se trouve malmenée. Le quotidien l’Humanité se trompe en s’interrogeant sur sa chaîne YouTube : « Lola, Thomas : pourquoi l’extrême droite adore les faits divers ? »
Le bon sens populaire, tout d’abord, ne désigne pas ces faits comme “divers” mais les qualifie plutôt de “faits de société” tant leur récurrence et leur typologie sont manifestes. Ensuite, les Français lucides ne sauraient adorer ces faits. Au contraire, ils leur répugnent et veulent qu’ils cessent. Envers et contre tout. À l’image de ce chef d’entreprise de Montargis, Cédric Gallineau, portraitisé cette semaine dans Envoyé spécial et qui explique avoir chassé de chez lui des émeutiers avec… une épée médiévale. « Je préfère être le mec qui a buté un salopard que le mec qu’on enterre avec une petite marche blanche parce que, le pauvre, il s’est fait agresser par des racailles. » Montjoie ! Saint Denis ! Fermez le ban.
L’école. Il n’y a qu’à passer aux abords des sorties de collèges ou de lycées pour observer la capacité d’hypnose des écrans sur la jeunesse. Il se murmure que des annonces présidentielles sont attendues avant Noël au sujet de cette catastrophe éducative. La révolution numérique est en marche depuis une bonne dizaine d’années, et l’on s’étonne que les ravages des réseaux sociaux et les addictions aux écrans n’aient pas fait plus tôt l’objet d’une réflexion profonde de salubrité publique. Aux confusions cognitives, difficultés d’apprentissage et fragilité de concentration conséquentes à l’usage des smartphones s’ajoutent les injonctions comportementales, les situations de harcèlement et la bêtise crasse que véhiculent influenceurs et “shorts” sur TikTok. Comment se reconnaître dans une telle faillite de la transmission des savoirs ?
L’Église. Pour les rares qui s’intéressent encore à elle, la déception est de mise. Est-il possible de se reconnaître dans l’Église au regard du spectacle offert par l’institution ecclésiale ces dernières années ? Des scandales à l’enfouissement, il y aurait de quoi perdre son latin. Les initiatives de proclamation d’une foi authentique, les paroissiens fidèles et les familles courageuses qui vivent un catholicisme de conviction sont pourtant rarement encouragés, quand ils ne sont pas pointés du doigt en interne. La soutane, la liturgie traditionnelle, la défense de la morale, le refus de l’esprit du monde n’ont pas bonne presse dans les structures officielles.
Le grand public, lui, peu adepte de raisonnements théologiques spécieux, renifle sans trop de difficulté l’arnaque et la farce de certains coups de crosse. Le bien qui ne fait pas de bruit finit toujours par porter du fruit et il le sent. Il le sait. Il ne reconnaît pas son Église, faite autrefois de Don Camillo et de « mystère magique », tel que le chantait Brassens. Si le clergé se met au diapason du monde, que devient son intérêt ? Ce rôle d’aiguillon a toujours participé du charme de l’Église. Le Christ avait recommandé à ses disciples d’être le sel de la terre. « Si le sel vient à s’affadir, avec quoi le salera-t-on ? » (Mt 5, 13).
Dans la France actuelle, le citoyen lambda peine à reconnaître les mœurs qui ont imprégné son enfance, l’école qui a élevé son intelligence, l’Église qui a façonné sa conscience. Cette dépossession, sur des piliers si fondateurs d’une société, ne peut que troubler et inquiéter le quidam. Les années passent et voici qu’il se découvre en exil comme malgré lui, sans avoir eu le temps de crier gare. Aussi, semblable à un cadeau du ciel, la flèche retrouvée de Notre-Dame possède une valeur allégorique.
En cheminant aux abords de l’île de la Cité, la cathédrale qui reprend forme semble dire à chacun : “Tu ne reconnais plus grand-chose dans le monde qui t’entoure ? Vois, si je renais de mes cendres et que des ouvriers m’ont permis de retrouver ma silhouette familière, dis-toi que toi aussi, à ton tour, tu peux contribuer à ce que la France se retrouve et donne à ses enfants le droit de se reconnaître en elle.” Regardons donc Notre-Dame. Et puisons en elle la source de nos espoirs intimes.