Nous vivons décidément des temps étranges, mais passionnants. « La Croix », quotidien « officieux » de l’épiscopat français, a récemment publié un éditorial ahurissant d’Isabelle de Gaulmyn sa rédactrice en chef, se félicitant du résultat du référendum irlandais sur l’avortement. Avec des arguments misérables, du type : Les résultats sont sans appel ; le débat a été digne et pluraliste (sic !) ; il faut respecter cette réponse.
Mais, à supposer même que le débat ait été effectivement digne et pluraliste, à supposer que ce référendum ait respecté tous les usages démocratiques, en quoi est-ce que cela garantit la légitimité des résultats ? Personne, à ma connaissance, n’a jamais contesté que la majorité nationale-socialiste de 1933 ait été légalement élue en Allemagne, ni que le Reichstag ait respecté les procédures parlementaires. Va-t-on en déduire que les lois de Nuremberg ont été légitimes ? Chacun voit bien à quelle conclusion absurde nous conduisent les prémisses insensées de Mme de Gaulmyn.
Il est vrai que « La Croix » nous a habitués à cette soumission à la « dictature du relativisme », naguère dénoncée par Jean-Paul II et Benoît XVI – et que continue à dénoncer fermement, quoi qu’en d’autres termes, le pape François.
Mais cette soumission n’en demeure pas moins extrêmement problématique. Surtout quand elle provient d’un quotidien supposé catholique. Mais, là sans doute réside le premier problème : quel est exactement le statut de ce journal ? Parler de quotidien « officieux », comme je le faisais au début de cet article, c’est en réalité dire que ce n’est ni un quotidien officiel – il n’engage pas l’Eglise de France quand il parle –, ni un quotidien parlant de sa propre autorité. En fait, « La Croix » est un peu comme la chauve-souris de la fable. Cette dernière disait, en fonction des interlocuteurs, « je suis oiseau, voyez mes ailes » ou « je suis souris, vivent les rats ». « La Croix », elle, nous impose en général sa vision des choses en laissant ses lecteurs penser qu’elle ne fait qu’exprimer la voix des évêques dans l’espace médiatique. Et, quand on s’interroge, elle nous répond : liberté, débat, pluralisme… C’est efficace, mais c’est objectivement mensonger !
La réalité, c’est que « « La Croix » n’a aucune autorité dans l’Eglise. Et le corollaire de cette réalité, c’est que, dans une situation de libre concurrence, elle tomberait à quelques milliers de lecteurs, les derniers survivants de ce catholicisme de centre-gauche, qui ne voient aucun inconvénient à s’allier avec les communistes, mais se récrient devant « l’extrémisme » de François Fillon ! Si elle ne compte pas loin d’une centaine de milliers d’abonnés, c’est du fait de cette ambiguïté fondamentale et de ce syndrome de la chauve-souris.
Mme de Gaulmyn a coutume de hurler avec les loups contre le populisme et contre la blogosphère catholique qui l’exaspère au plus haut point – au point d’ailleurs qu’elle a plusieurs fois sommé les évêques de fulminer des sanctions canoniques contre plusieurs sites de cette blogosphère !
Mais, si nous nous interrogeons sur les différences entre « La Croix » et le Salon beige, je ne vois que trois axes de réponse. Tout d’abord, « La Croix » a des moyens financiers colossaux (grâce d’ailleurs à ces « cathos de droite » que vomit Mme de Gaulmyn). J’ose espérer que, dans l’Eglise, nous n’en sommes pas encore à honorer les puissances d’argent et à mépriser la pauvreté et je tiens donc cette différence pour insignifiante du point de vue du journalisme catholique. Ensuite, « La Croix » profite de l’ambiguïté de son statut de « quasi Moniteur » de l’Eglise de France – ce qui fait que pratiquement toutes les maisons religieuses de France y sont abonnées. Je ne reviens pas sur ce point, si ce n’est pour dire que l’un des lecteurs du Salon beige, qui dirige une maison religieuse, nous a confié que l’éditorial de Mme de Gaulmyn était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase et qu’il songeait à désabonner sa maison. S’il le fait et si d’autres le font, cela pourrait être un tremblement de terre dans l’Eglise de France. Enfin, il y a – c’est évident – une différence de ligne éditoriale entre « La Croix » et le Salon beige. Cette différence, je la qualifierais ainsi : « La Croix » tient absolument à être la Pravda de l’ecclésiastiquement correct, « collabo » de toutes les puissances mondaines ; le Salon beige essaie de toutes ses forces de promouvoir une dissidence catholique fondée sur le respect absolu des fameux « principes non négociables » – notion exécrée de la rédaction de « La Croix », puisqu’elle implique que la démocratie, souveraine puissance mondaine d’aujourd’hui, devrait se soumettre à plus grand qu’elle. En un mot, je ne suis pas assez démocrate pour croire qu’un référendum soit en mesure de changer le mal en bien – et, si j’en juge l’éditorial de Mme de Gaulmyn, ce n’est clairement pas son avis. Il est d’ailleurs curieux que nos confrères qui se sont placés sous le signe de la croix, signe de contradiction qui barre toute l’histoire de l’humanité, soient à ce point allergiques à toute forme de dissidence contre un pouvoir aussi manifestement hostile non seulement à la civilisation chrétienne, mais même à la loi naturelle.
Encore une remarque sur cette ligne éditoriale : Mme de Gaulmyn et ses estimés confrères se targuent volontiers d’être des parangons d’ouverture et de tolérance – quand nous-mêmes, cela va de soi, ne serions que des « fondamentalistes » sans cœur. Mais leur sectarisme est absolument invraisemblable. Je n’en prendrai qu’un exemple personnel. Figurez-vous, amis lecteurs, que, travaillant dans le domaine des relations institutionnelles, j’avais été sur le point de racheter un cabinet de lobbying, dans lequel travaillait le mari d’Isabelle de Gaulmyn. Je souhaitais qu’il devienne l’homme-clé du cabinet et lui avais même proposé de nous associer. Logiquement, je m’étais intéressé à ses compétences professionnelles et non à son idéologie – me réjouissant simplement de pouvoir travailler avec un catholique, ce qui ne m’a pas toujours été donné au cours de ma vie professionnelle. Eh bien, cette personne, après s’être montrée fort intéressée par le projet, mit brutalement fin aux négociations en me disant que son épouse ne supporterait pas qu’il travaille avec Guillaume de Thieulloy, cet affreux « Citizen Kane de la cathosphère » comme dirait « Libération ». Comme je suis attaché au mariage chrétien et que je ne tenais pas à torpiller le couple du malheureux, j’ai laissé tomber ce projet de rachat, cependant cela m’a donné à penser… Mais, naturellement, c’est nous qui sommes censés être sectaires ! Ces excellentes gens en sont encore au très jacobin mot d’ordre : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! » (où la notion d’ennemis de la liberté est, tout naturellement, définie par le Pouvoir).
Que nous soyons des monstres, c’est aussi ce que nous a fort aimablement expliqué le MRJC, cette survivance de l’action catholique en monde rural (qui est demeuré tellement fidèle à la doctrine sociale de l’Eglise qu’elle a entièrement basculé pour l’idéologie maoïste après 1968 – je dis bien « maoïste », c’est-à-dire cette idéologie qui peut « s’enorgueillir » d’avoir fait encore plus de morts que Staline ! Je crois qu’ils en sont un peu revenus, mais cela montre en tout cas à quel point ils avaient bien intégré les principes de la doctrine sociale catholique), qui accusait les courageux militants de la Marche pour la vie d’être des tortionnaires sans aucune compassion pour les femmes. Comme si ne proposer aux femmes que le « choix » de l’avortement était respectueux de leur dignité ! Comme si nous ne savions pas que l’avortement laissait des traces terribles dans la psychologie et la spiritualité des mères ! Et comme si on pouvait parler d’avortement en faisant silence sur l’enfant éliminé ! Mais le plus sordide est que tout cela se fait avec une autorité quasi épiscopale, et avec l’argent du denier du culte ! C’est analogiquement le même cas avec « La Croix ». Ces braves gens veulent bien nos sous mais, surtout, gardons notre foi pour l’espace privé, n’est-ce pas ?
Mais revenons à l’affaire Gaulmyn. Car il y a encore plus hallucinant que cet éditorial.
Thibaud Collin, excellent philosophe catholique, tenait un blogue personnel (avec garantie de sa liberté d’expression, s’il vous plaît !) sur le site de « La Croix » et a courageusement dénoncé le scandale d’un quotidien catholique se réjouissant d’une extension de l’avortement.
Que croyez-vous qu’il arriva ? On se serait attendu à ce qu’un autre éditorial atténue un peu l’effet désastreux de celui de Mme de Gaulmyn. On aurait même pu rêver, si la vérité était un but pour la caste médiatique, à un démenti. Mais non, c’est Thibaud Collin qui fut viré. C’est plus simple. Cachez sous le tapis ce débat que je ne saurais voir !
Guillaume Goubert, directeur de la rédaction, publia un communiqué qui réussit le tour de force de ne rien dire de la question de fond. Tout ce qu’il reprochait à Thibaud Collin était l’usage de l’expression « vichysme mental ». Pas un mot sur la réalité terrible de l’avortement. Pas un mot sur l’union des oligarchies de tout poil au service de la culture de mort. Il est vrai, hélas, que cette discrétion de rosière sur le pouvoir du Prince de ce monde, disons mieux : cette flagornerie pour l’opinion dominante est une vieille tradition à « La Croix », macroniste aujourd’hui, après avoir été socialiste sous Mitterrand, soixante-huitarde à la fin des années soixante, gaulliste sous De Gaulle, MRP sous Marianne IV et vichyste pendant l’Occupation – et s’être même vanté, en 1890, d’être le « journal le plus antijuif de France » (c’est peut-être d’ailleurs ces souvenirs cuisants qui ont rendu l’article de Thibaud Collin si pénible pour M. Goubert).
Cependant, au fond, M. Goubert n’a peut-être pas tout à fait tort. L’expression de « vichysme mental », même si elle est plus évocatrice dans le débat public français, n’est sans doute pas la plus adaptée. Pour une raison simple : le vichysme n’était pas une idéologie unifiée et bien des collaborateurs, y compris au plus haut niveau, de l’Etat français auraient reculé avec horreur devant l’éditorial de Mme de Gaulmyn. Si j’avais écrit le billet de notre ami, j’aurais, pour ma part, parlé de « nazisme mental ». Non pas pour le plaisir de la polémique, mais parce que l’idéologie de l’éditorial de « La Croix » était un parfait analogue du racisme national-socialiste (qui, à ma connaissance, n’avait pas d’équivalent à Vichy, même si certains hommes de Vichy partageaient l’eugénisme du national-socialisme).
En effet, Mme de Gaulmyn écrit sans sourciller : « La vie n’est pas qu’un phénomène physique, comme semblait le dire la Constitution irlandaise, qui mettait un signe d’égalité stricte entre une vie déjà là, celle de la mère, et une vie en devenir. Sa richesse se mesure aussi aux relations nouées, le cas échéant avec les autres enfants, et à tout le poids d’une histoire personnelle déjà engagée. »
Je me suis pincé en lisant ces lignes. Mais j’ai dû me rendre à l’évidence : pour l’éditorialiste de « La Croix », il y a des vies plus dignes d’être vécues que d’autres. C’est exactement le présupposé pseudo-philosophique de base de l’eugénisme.
On ignore encore qui aura le pouvoir, littéralement divin, de le déclarer. Mais je crains que la réponse ne soit déjà facile à deviner : ce sont l’Etat et le marché qui vont finir la sale besogne de Mme de Gaulmyn.
Un vieillard, un handicapé, un enfant à naître… toutes ces vies ne pèseront pas bien lourd au regard de nos vies de nantis. Après 2000 ans de civilisation chrétienne, en arriver à cette dureté – non pas seulement chez les totalitaires, non pas seulement chez les jacobins admirateurs de Sparte, mais bel et bien dans le quotidien « officieux » de l’Eglise catholique !
Je supplie à deux genoux les prêtres et les évêques de France de ne pas laisser sans réponse cet éditorial effrayant. Nous ne pouvons pas laisser brader l’admirable civilisation chrétienne, ni laisser assassiner, avec l’horreur redoublée d’une bonne conscience ecclésiastiquement correcte, les plus faibles. Sans la Révélation chrétienne, nous abandonnerions encore les enfants dans les rues comme à Rome ; nous euthanasierions encore les handicapés et les vieillards comme à Sparte. Ne pas voir l’immense progrès qu’a apporté Notre-Seigneur à notre civilisation, ne pas voir les immenses menaces que la Subversion fait peser sur cette civilisation, est, pour moi, tout simplement incompréhensible dans un quotidien catholique. Mais il serait plus incompréhensible encore qu’aucune voix prophétique dans l’Eglise de France ne se lève pour protester et pour promouvoir la civilisation de l’amour. Thibaud Collin s’est levé le premier. Mgr Ginoux, le courageux évêque de Montauban, qui avait déjà vigoureusement réagi contre le scandale du MRJC, l’a soutenu. Les laisserons-nous seuls ?
Guillaume de Thieulloy
Directeur du Salon beige