Extrait d’un article paru dans la Revue Conflits n°52 :
Au xixe siècle le « Grand Jeu » voyait s’opposer Russes et Britanniques pour le contrôle de l’Asie centrale. Au xxie siècle, l’Afrique est la nouvelle arène, et elle s’est considérablement élargie. En effet, loin de n’opposer que la France, la Russie et leurs alliés respectifs, la compétition oppose désormais une multiplicité d’acteurs – tantôt partenaires, tantôt compétiteurs – tels que les Émirats arabes unis, la Turquie, l’Iran, etc. Sans oublier la Chine et les États-Unis.
Pourquoi une telle lutte d’influence ?
Si elle n’est pas le cœur battant des relations internationales, l’Afrique n’est en revanche plus perçue comme une périphérie stratégique.
Certes, le sous-développement de la majorité des pays du continent, notamment dans sa partie subsaharienne, lui confère un poids économique limité. Quand bien même ce dernier est en croissance dans certains pays clefs qui constituent autant de marchés d’avenir (Côte d’Ivoire, Bénin, Nigeria, Kenya, Ouganda, Rwanda, etc.). Mais, de facto, pour les puissances qui s’y affrontent, le continent africain représente une source incontournable de matières premières stratégiques, voire critiques (minières, hydrocarbures, agricoles, etc.), ainsi qu’une région instable et conflictogène tout à la fois une source d’inquiétudes géostratégiques et un juteux marché de défense et de sécurité. Enfin, le continent est aussi un vecteur d’influence internationale via son poids diplomatique non négligeable fort de ses 28 % des voix à l’ONU et de ses trois sièges non permanents au Conseil de sécurité. Raison pour laquelle, par exemple, le vote des pays du continent fut particulièrement scruté en 2022 lors de la résolution à l’encontre de la Russie.
Ces potentialités ou ces risques, stratégiques, aiguisent l’intérêt des puissances en lice. Ce qui par corollaire stimule leurs rivalités respectives qui se répercutent d’autant plus sur les (dés)équilibres continentaux. Ainsi, l’Europe et la France, voisines immédiates de l’Afrique, sont directement concernées par la stabilité des pays du continent. Une donne que prend en compte la Russie, qui s’efforce de venir y contester leur présence. D’où une compétition d’influence qui s’exacerbe dans la course aux investissements, aux partenariats militaires, à l’aide au développement, au soft power culturel et religieux ; mais aussi au travers de féroces guerres informationnelles marquées par la prolifération des fake news numériques.
La Russie, la Turquie, mais aussi l’Iran sont devenues particulièrement actives dans le domaine.
La corne d’abondance
La principale valeur ajoutée du continent – mais non la seule – est son potentiel de matières premières, notamment minérales, avec un tiers des réserves mondiales dont 40 % de l’or, mais aussi hydrocarbures, avec 12 % des réserves prouvées de pétrole. Sans compter son potentiel agricole et agro-industriel largement sous-exploité.
L’exploitation, la transformation et l’exportation de ces ressources fait donc l’objet d’une forte concurrence. Certains pays comme la Chine et les Émirats arabes unis déploient dans cette optique une stratégie systématique destinée à sécuriser leurs approvisionnements miniers et agricoles. C’est la stratégie de « la mer vers la terre », qui élabore un continuum entre zones d’exploitation, corridors logistiques terrestres (routes, voies ferroviaires, ports secs) et hubs portuaires. Il en résulte des investissements massifs dans la construction d’infrastructures dans les pays concernés. Les ports, portes d’entrée et de sortie du continent, font d’ailleurs l’objet d’une intense concurrence pour leur contrôle et leur modernisation. Leur position est d’autant plus importante car ils donnent accès à l’hinterland africain, qui représente près d’un tiers des États du continent. Par exemple, en 2023 en Tanzanie, l’opérateur émirati DP World succède au chinois Hutchinson Port dans la gestion du hub tanzanien de Dar es-Salaam. Le groupe y remporte l’appel d’offre contre l’opérateur Indien Adani. Pour rappel, le système portuaire tanzanien est essentiel pour les échanges des pays enclavés que sont la Zambie, le Burundi, le Rwanda, le Malawi et l’Ouganda. D’autres acteurs sont présents tels que les Danois ou les Français via par exemple CMA-CGM. Paris accuse de facto un déclin depuis la revente des activités portuaires africaines du groupe Bolloré à l’opérateur italo-suisse MSC. De son côté, le Maroc, fort de son ambition maritime, bâtit le port de Dakhla Atlantique dans le but de capter les échanges de l’hinterland du Sahel occidental, en concurrence avec le Sénégal et la Mauritanie.
Terrain de jeu des puissances, miroir des impuissances
La compétition se polarise aussi autour des investissements. On observe ainsi depuis 2020 un retour des États-Unis inquiets de la montée en puissance chinoise sur le continent. Pékin est de fait, depuis 2009, le premier partenaire commercial du continent et son premier créancier. La Chine est omniprésente et a contribué, à l’évidence, à relativiser le poids de certains acteurs historiques dont la France. Il n’en demeure pas moins qu’elle est de plus en plus critiquée pour l’asymétrie de ses partenariats, le caractère délétère pour l’environnement de certaines activités minières ou encore le rôle de certains de ses expatriés dans des trafics illégaux tels que celui de l’or au Sahel.
En comparaison, l’Europe reste le premier investisseur du continent en stock. Selon l’UNCTAD, sur les cinq dernières années, la Grande-Bretagne, la France et les Pays-Bas ont été les trois plus gros investisseurs du continent. Une dynamique qui se traduit dans les perceptions des leaders africains, comme en atteste l’enquête de Jeune Afrique menée auprès de 300 dirigeants dans 34 pays qui montre une Europe perçue comme plus fiable à long terme, loin devant la Chine, puis les États-Unis et la Russie.
De fait, face à une Chine et une Russie se comportant comme des puissances prédatrices, l’Europe fait figure, pour le moment, de partenaire à long terme.
Une donne qui pourrait changer dans la mesure où certains pays comme la Russie sont devenus omniprésents dans l’espace informationnel africain au point d’y façonner l’opinion en faveur de leurs intérêts, quitte à user de désinformation.
Prestataires de guerre
Les jeunes nations qui composent le continent sont soumises pour la majeure partie d’entre elles à une spirale d’instabilité presque endémique du fait d’un terreau historique, économique, communautaire et religieux très tendu.
Dès lors, la demande d’équipement et de formation militaire est soutenue dans l’ensemble du continent. Elle se traduit par la conclusion de partenariats militaires, de ventes d’armements, de constructions de bases ; ou bien la fourniture de prestations de service de sécurité (formation, protection, combat, etc.) via des sociétés militaires privées (SMP). Ces dernières sont généralement téléguidées par leurs États respectifs comme la société Sadat pour la Turquie. Elles peuvent devenir le principal levier d’action sécuritaire de leur État sur le continent à l’image de Wagner – devenue Africa Corps – pour la Russie. À noter que les États-Unis utilisent aussi des SMP dans la région, agissant en coordination avec leur gouvernement.
Turquie et Russie sont les deux outsiders sécuritaires du continent depuis une dizaine d’années.
Leurs champs d’action se situent principalement en Afrique du Nord, au Sahel et dans la Corne de l’Afrique. Pour la Russie, l’objectif est avant tout de fragiliser les positions occidentales et surtout françaises dans la zone, tout en rentabilisant son action via l’exploitation – voire le trafic illégal – de l’or. Moscou solidifie cependant ses partenariats au-delà du Sahel et tente de s’implanter en Ouganda, en RDC, au Zimbabwe, etc.
La Turquie obéit à une posture d’influence à plus long terme. En vingt ans, Ankara s’est imposée comme un acteur sécuritaire à part entière sur le continent et en particulier dans le Sahel via sa fameuse « diplomatie du drone » Bayraktar. Ankara est aussi très implantée en Somalie. Récemment, elle a renforcé son rôle dans le pays via la signature de nouveaux accords de défense. La Turquie se positionne explicitement comme un compétiteur de la France et de son allié les Émirats arabes unis.
Inquiets de la montée en puissance militaire de la Russie et de la Chine, et soucieux de contrer le djihadisme qui s’y enracine, les États-Unis tentent de renforcer leur présence – déjà conséquente avec 7 000 hommes et plusieurs bases – sur le continent. Une approche qui les a conduits à se retourner contre leurs alliés français au Niger à l’été 2023. Un pari perdu, la junte de Niamey leur ayant signifié en mars 2024 leur expulsion de leur base d’Agadez : un départ confirmé quelques semaines plus tard.
Parallèlement, les Etats-Unis subissent une attaque informationnelle, probablement orchestrée par la Russie, en Centrafrique, où ils tâchent de reprendre pied depuis décembre 2023 via la SMP Bancroft Global Development. Assez clairement, les États-Unis subissent le même matraquage informationnel que la France. Matraquage anti-français dans lequel les Américains s’étaient eux-mêmes engouffrés pour sauvegarder leurs propres positions au Niger. Comme le rappel Anas Amazal, expert en cyber-influence et e-réputation : « Russie, mais aussi Turquie et Iran sont très actifs depuis des années dans le domaine médiatique et digital. Via la plateforme X (Twitter) et de plus en plus via Telegram, où ils opèrent un matraquage informationnel très efficace destiné à dénigrer la France et les États-Unis. En n’hésitant pas à multiplier les fausses informations. » Des faits confirmés par des plusieurs sources au sein de l’armée française qui insistent au passage sur le rôle joué par Ankara, « la Turquie est un compétiteur sous-estimé et dont les opérations d’influence ne se limitent pas à la guerre de l’information ».
De son côté, la France, malgré les revers subis au Sahel, reste un acteur prépondérant de la sécurité avec 4 000 hommes sur le continent et quatre bases permanentes.
À rebours des idées reçues, elle reste une partenaire militaire très demandé, comme le Bénin qui a récemment confirmé sa volonté de coopération avec Paris. Son influence militaire s’étend d’ailleurs au-delà de la sphère francophone, comme au Nigeria, au Mozambique, voire peut-être bientôt, selon des sources militaire, en Angola ou en Éthiopie. Paris dispose aussi de plusieurs outils différenciants tels que le réseau des écoles nationales à vocation régionale, destinées à la formation des cadres dans les pays hôtes. Ayant pris conscience des enjeux informationnels de son action, l’armée française investit également de plus en plus dans les opérations d’influence.
La Chine, plus discrète malgré une base et 2 000 soldats à Djibouti, n’en demeure pas moins active. À l’été 2023, le troisième forum Chine-Afrique sur la paix et la sécurité matérialisait explicitement les visées de coopération sécuritaire de Pékin. Celle-ci est déjà active, via par exemple la formation d’officiers au sein de son académie militaire de Nankin. La Chine est aussi le deuxième plus gros fournisseur d’équipement militaire en Afrique subsaharienne avec 18 % de parts de marché en 2023, juste derrière la Russie (26 %) et la France (8 %). Par ailleurs, depuis quelques années et jusqu’à aujourd’hui, court l’information que Pékin viserait l’établissement d’une seconde base navale sur la façade Atlantique du continent : à la grande inquiétude de Washington qui tente de contrer ce dessein. Simultanément, selon des sources diplomatiques française, le Gabon s’apprêterait à revoir ses accords de défense avec la France, dont la fermeture de la base de Libreville, au profit… du gouvernement américain. Ceci expliquerait-il cela ? En tout cas si l’information se confirme, elle achèverait de positionner Washington comme un rival de la France en Afrique.
La farandole des soft powers
La compétition d’influence s’incarne également dans des aspects plus religieux, culturels ou l’aide au développement. Ainsi, les Émirats arabes unis déploient une politique religieuse particulièrement active, en particulier dans le Sahel et en Afrique de l’Ouest. Elle se distingue par le rejet de l’islam politique et plus particulièrement les Frères musulmans et le wahhabisme. Le pays exerce, en coordination avec le Maroc, un patronage doctrinal qui s’incarne par exemple dans les conférences pour la paix à Nouakchott. Cette action est bien vue par la France, car l’action culturelle émiratie est vu comme un appui à la résolution de la crise sécuritaire protéiforme du Sahel. Sans compter que l’influence religieuse d’Abu Dhabi contre directement les menées turco-qataries, parrains du frérisme. L’action turque dans le domaine est d’ailleurs de plus en plus prégnante, notamment dans le Sahel via, par exemple, la construction de nombreuses mosquées. Une stratégie finement articulée avec la pénétration économique et militaire d’Ankara sur le continent, comme le confirme un observateur militaire français : « Au Mali, j’ai pu constater une influence turque grandissante. Elle leur permet d’en retirer des débouchés et des gains économiques : vente d’armes, dont des drones, construction d’infrastructures, etc. » […]