Analyse de Patryk Regalski pour l’ECLJ :
Le 22 octobre 2020, le Tribunal constitutionnel polonais se penchera sur la question de l’avortement eugénique, c’est-à-dire des avortements autorisés par la loi polonaise lorsque les
« examens prénataux ou d’autres données médicales indiquent une forte probabilité de handicap grave et irréversible du fœtus ou de maladie incurable menaçant sa vie[1] ».
La loi polonaise de 1993 permet en effet l’avortement dans ce cas, ainsi que lorsque la poursuite de la grossesse menace la vie ou la santé physique de la femme enceinte, ou encore lorsque la grossesse est le fruit d’un acte interdit par la loi (viol ou inceste)[2]. Selon les statistiques officielles, plus du tiers des 1000 à 2000 avortements pratiqués chaque année en Pologne visent des enfants porteurs de la trisomie 21, c’est-à-dire des enfants dont le handicap ne menace pas la vie.
L’ECLJ intervient dans cette procédure et va remettre un mémoire au Tribunal constitutionnel polonais au soutien de la protection de la vie humaine et contre l’eugénisme.
119 députés polonais s’opposent à l’avortement eugénique devant le Tribunal constitutionnel
Le 19 novembre 2019, un mois après les dernières élections législatives, 119 députés (sur 460 députés en tout à la Diète) provenant de trois groupes parlementaires différents – PiS, PSL-Kukiz et Konfederacja – ont saisi le Tribunal constitutionnel pour lui demander de se prononcer sur la conformité à la Constitution polonaise de l’avortement eugénique. Ils estiment en effet que cette disposition viole quatre principes constitutionnels : la dignité innée et inaliénable de la personne humaine[3], le droit à la vie[4], l’interdiction de la discrimination en fonction du handicap[5] et le principe selon lequel la République de Pologne est un État de droit démocratique[6].
Cette saisine du 19 novembre 2019 reprend quasiment à l’identique le texte d’une question posée au même Tribunal constitutionnel deux ans plus tôt par un groupe de 107 députés de la Diète. À la suite des élections législatives d’octobre 2019 et du renouvellement du parlement, la question posée par les députés du parlement sortant ne pouvait plus être examinée par le Tribunal constitutionnel. Celui-ci aurait bien entendu pu se pencher sur cette question avant les élections législatives d’octobre 2019 mais il ne l’a pas fait. Pour cette raison, les organisations pro-vie ont accusé le PiS d’utiliser cette saisine du Tribunal constitutionnel dans le but de bloquer les travaux parlementaires sur le projet de loi citoyen « Arrêtez l’avortement » (Zatrzymaj Aborcję) qui vise le même objectif : faire supprimer de la loi de 1993 la clause autorisant les avortements en cas de handicap ou maladie incurable de l’enfant à naître.
Une saisine qui fait concurrence au projet de loi citoyen « Arrêtez l’avortement »
Après avoir été bloquée par la majorité PiS en commission parlementaire en 2018-19 malgré un avis favorable du ministre de la Justice et du président Andrzej Duda qui promettait d’y apposer sa signature, ce projet de loi citoyen, issu d’une initiative qui avait obtenu le nombre record de 830 000 signatures de citoyens (dans un pays de 38 millions d’habitants) avait été à nouveau examiné en avril 2020. La Constitution polonaise oblige en effet la Diète à réexaminer les projets de loi citoyens en première lecture en cas de renouvellement du parlement, tandis que les autres projets de lois encore en cours au moment des élections législatives deviennent caducs.
Un vote du 16 avril 2020 a conduit au renvoi en commission du projet de loi « Arrêtez l’avortement », une procédure qualifiée en Pologne de mise au « congélateur de la Diète ». Voir à ce sujet l’article de Priscille Kulczyk « Pologne : L’initiative citoyenne contre l’avortement eugénique à nouveau en quarantaine ». Auparavant, à l’automne 2016, la majorité parlementaire du PiS avait rejeté en deuxième lecture un autre projet de loi citoyen, « Stop à l’avortement » (Stop Aborcji), qui prévoyait d’interdire tout avortement sauf en cas de grossesse faisant peser un risque sur la vie de la femme enceinte. Entre 2011 et 2015, alors qu’il était dans l’opposition, le PiS avait pourtant soutenu plusieurs initiatives citoyennes allant dans ce sens.
La décision du Tribunal constitutionnel pourrait avoir une grande portée
Si le Tribunal constitutionnel polonais devait juger inconstitutionnel l’avortement eugénique, il serait alors difficile à une future majorité parlementaire de renverser cette décision car l’interdiction de ces avortements aurait un caractère constitutionnel. Pour les autoriser à nouveau, une future majorité parlementaire serait contrainte de modifier la constitution, ce pour quoi il lui faudrait réunir une majorité des deux tiers de la Diète, et de la majorité absolue du Sénat en présence d’au moins la moitié des parlementaires. La Diète étant élue au scrutin proportionnel, une majorité des deux tiers n’est pas chose aisée à obtenir. Inversement, n’importe quelle majorité parlementaire pourrait rétablir la clause supprimée par une loi, même initiée par une initiative citoyenne. Le renvoi de la question au Tribunal constitutionnel pourrait ainsi s’avérer bénéfique.
Cette initiative a reçu de nombreux soutiens. Le Défenseur des droits des enfants, Mikołaj Pawlak (en exercice depuis décembre 2018), est favorable à la suppression de l’avortement eugénique et a exprimé plusieurs fois son soutien au projet de loi citoyen « Arrêtez l’avortement », au parlement et dans les médias. La loi du 6 janvier 2000 sur le Défenseur des droits de l’enfant indique clairement qu’est considéré comme enfant « tout être humain de la conception à l’âge de la majorité[7] ». Cette loi affirme en outre que le Défenseur des droits des enfants se doit d’apporter une aide particulièrement soutenue aux enfants handicapés[8].
En 2018, le Comité des droits des personnes handicapées des Nations unies a déclaré lui-aussi dans un document officiel que « Les lois qui autorisent explicitement l’avortement en raison d’un handicap violent la Convention des droits des personnes handicapées (Art. 4,5 et 8). » Ce Comité explique que ce type d’avortement est souvent basé sur des diagnostics erronés, et que « Même s’ils ne sont pas faux, cette affirmation perpétue le préjugé selon lequel le handicap serait incompatible avec une vie heureuse. »
La jurisprudence du Tribunal constitutionnel polonais en faveur du droit à la vie dès la conception
Cette question de la constitutionnalité des avortements eugéniques[9] est estimée importante par le Tribunal constitutionnel lui-même puisqu’elle sera examinée par le Tribunal au complet, l’audience du 22 octobre devant être présidée par la présidente du Tribunal constitutionnel Julia Przyłębska. Le Tribunal constitutionnel polonais ne s’était encore jamais penché sur la conformité à la constitution de l’avortement eugénique. En revanche, il avait invalidé en 1997 une disposition introduite en 1996 par la majorité parlementaire de gauche, post-communiste, autorisant l’avortement au motif de difficultés socio-économiques de la femme enceinte. Dans sa décision du 28 mai 1997, le Tribunal avait jugé cette clause contraire à la constitution polonaise car « la valeur constitutionnelle du bien juridique protégé que constitue la vie humaine, y compris la vie qui se développe en phase prénatale, ne peut pas faire l’objet d’une différenciation. En effet, il n’existe pas de critères suffisamment précis et justifiés qui permettraient d’opérer une telle différenciation en fonction de la phase de développement de la vie humaine. Dès son apparition, la vie humaine devient donc une valeur protégée par la Constitution. Ceci concerne aussi la phase prénatale. » Le Tribunal constitutionnel polonais avait en outre fait remarquer en 1997, à l’appui de sa décision, que l’extension de la protection constitutionnelle de la vie humaine à la phase prénatale de la vie trouve sa confirmation dans la Convention relative aux droits de l’enfant ratifiée par la Pologne en 1991. Cette convention internationale, citant la Déclaration des droits de l’enfant, réaffirme en effet dans son préambule que « l’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle, a besoin d’une protection spéciale et de soins spéciaux, notamment d’une protection juridique appropriée, avant comme après la naissance. »
L’avortement eugénique examiné pour la première fois par le Tribunal constitutionnel
En 1997, la saisine du Tribunal constitutionnel par un groupe de sénateurs n’avait concerné que l’avortement pour motif socio-économique. Le Tribunal ne s’était donc pas prononcé sur l’avortement eugénique, ce qu’il fera le 22 octobre. S’il applique son raisonnement de 1997, on peut penser qu’il supprimera la clause permettant l’avortement des enfants dont le handicap ou la maladie sont compatibles avec la vie, par exemple des enfants porteurs de la trisomie 21.
Cette future décision sera d’une grande importance ; elle sera sans doute suivie par une autre décision, cette-fois, de la Cour suprême américaine.